Le Bon Larron © Vassia Atanassova-Spiritia-Wikimedia

Comme une tragédie grecque

La crise des abus sexuels a ceci de commun avec une tragédie grecque que sa survenance était, avant même qu’elle n’éclate au grand jour, inéluctable. Car tous les facteurs requis pour qu’elle atteigne l’ampleur que l’on sait étaient réunis depuis longtemps : un sens superficiel du péché ; des règles prudentielles élémentaires négligées ; un recrutement sacerdotal imprudent ; un dispositif canonique déficient.
Maintenant que la crise est là, un chantier considérable s’ouvre à l’Église pour que celle-ci réponde énergiquement à chacun de ces quatre facteurs. Ainsi, au sens superficiel du péché doit répondre le rejet énergique de toute théologie qui, soit par laxisme soit par pseudo-mysticisme, justifierait que les clercs s’affranchissent des principes moraux élémentaires édictés tant par l’Église que par la société. Aux règles prudentielles négligées doit succéder la mise en place, dans tous les lieux d’Église, de normes objectives destinées à éviter une périlleuse promiscuité, des mesures emblématiques à cet égard étant la régulation des contacts entre mineurs et majeurs et – pourquoi pas ? – la réintroduction des confessionnaux. Au recrutement sacerdotal imprudent doit être substitué un contrôle plus rigoureux des entrées dans les séminaires ou les instituts religieux, afin d’éviter, autant que faire se peut, la présence dans le clergé de personnalités dont le profil présente un risque statistique majeur. Enfin, à un dispositif canonique déficient doit succéder un droit digne de ce nom et soucieux de protéger, par les sanctions qu’il prononce, aussi bien les droits des victimes que ceux des auteurs.

À propos du droit canonique
En ce qui concerne plus particulièrement ce dernier chantier (le droit canonique), les semaines passées, qui viennent d’ébranler une fois de plus l’Église de France, ont mis en lumière deux questions délicates en rapport avec celui-ci, la première étant la publication des sanctions canoniques (affaire Santier), la seconde le traitement canonique des affaires anciennes (affaires Ricard et Grallet).
S’agissant de la publication des sanctions canoniques, il est un fait que celle-ci n’est pas prévue en l’état par le Code de Droit canonique, puisque, si le can. 1614 évoque la « publication » des sentences, ce terme ne vise, en réalité, que la communication de l’information au clerc concerné, comme le précise d’ailleurs le can. 1615 : « La publication ou signification de la sentence peut se faire en remettant une copie aux parties ou à leurs procureurs, ou en la leur faisant parvenir, selon le can. 1509. » Il n’empêche : l’expérience désormais acquise depuis le déclenchement de la crise des abus met clairement en évidence la nécessité de publier les sentences canoniques, et ce pour rendre justice aux victimes, dont le préjudice doit être reconnu publiquement, pour protéger les droits des clercs, tant il est vrai qu’une justice secrète est le propre des États totalitaires, et enfin pour asseoir auprès des fidèles la conviction qu’il existe une justice canonique effective. C’est d’ailleurs ce à quoi a procédé le tribunal ecclésiastique ayant condamné Bernard Preynat au renvoi de l’état clérical, en diffusant, le jour de sa sentence, un communiqué de presse destiné à une large diffusion.

Que faire des affaires prescrites ?
Pour ce qui est du traitement canonique des affaires anciennes, cette question, également très sensible, oppose deux grands principes : d’un côté, la protection des victimes, qui suppose que tout abus reçoive une réponse pénale, de l’autre côté, la prescription des infractions, cette « grande loi de l’oubli » selon laquelle l’action en justice s’éteint lorsque, au terme d’un délai fixé par la loi, aucune poursuite n’a été exercée. À cet égard, le Code de Droit canonique, dans sa version issue de la constitution apostolique Pascite gregem Dei de 2021, prévoit, en cas d’abus sexuel, des délais de prescription dont la durée varie de sept ans (à compter de la commission des faits), lorsque les victimes sont majeures, à vingt ans (à compter de la majorité), lorsqu’elles sont mineures ou affectées d’un usage imparfait de la raison (can. 1362) (1). La difficulté survient lorsque les affaires sont révélées longtemps après l’expiration de ce délai. Quelle solution juridique faut-il alors réserver à l’auteur ? Et l’Église doit-elle prendre l’initiative de médiatiser ces affaires ?
Il est bon que la justice passe. Toutefois, et parce que le christianisme est avant tout la religion de la miséricorde, puissent de nombreux clercs ayant payé pour leurs actes avoir, à l’ultime instant, le visage du bon larron, celui à qui Jésus a dit au gibet : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43).

Jean Bernard

(1) Le droit canonique précise même que, pour ces cas les plus graves, le dicastère pour la Doctrine de la foi peut déroger à la prescription au cas par cas, c’est-à-dire poursuivre des délits qui sont déjà prescrits.

© LA NEF n°353 Décembre 2022