Romaric Sangars © Benjamin de Diesbach

Sangars : l’art et le salut

«L’homme traverse la vie en image, cherché par le Verbe. » Cette phrase étonnante, que Romaric Sangars fait sienne pour composer la trame de son merveilleux dernier ouvrage, n’est pas une fulgurance d’Arthur Rimbaud ou née de l’esprit sous mezcal d’un quelconque surréaliste : on la doit à Bernard de Clairvaux, l’homme qui porta à incandescence la mystique et l’art européens du même mouvement. C’est donc à lui – qui savait déjà au XIIe siècle que l’Église parfois se meurt de posséder trop de canaux pour la grâce et pas assez de réservoirs – que le romancier et rédacteur en chef culture de L’Incorrect est allé puiser l’eau vive qui renouvellera notre temps.
La dernière avant-garde, dit-il, se trouve dans le Christ, qui récapitule tout, et diffuse tout. Aussi, même la clef des arts ne peut se trouver qu’en lui. Certes, ce n’est pas neuf si on le formule ainsi : le christianisme, l’Église, et les civilisations qu’ils ont modifiées, ensemencées, perverties (dans l’excellent sens du terme, c’est-à-dire mettre sens dessus dessous) ont toujours reposé, dans leur expression mondaine, sur un souci de représentation esthétique que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Qui a osé représenter Dieu, et non comme une chimère, comme un animal totem, mais comme un homme, comme l’Homme, ecce homo, et en sus un homme brisé, rompu ?
Ainsi, constate Sangars, est-ce « le réalisme transfigurateur » qui caractérise l’art européen, accompagné du « déploiement de la personne », tous deux fruits de la crucifixion. Et tous deux ont été trouvés, ou du moins portés à incandescence dans les siècles qui suivirent la réforme cistercienne, celle de ces moines dont Benoît XVI nous dit un jour à Paris, entre les murs sublimement dépouillés d’un de leurs couvents, que ce fut leur simple recherche de Dieu (« quaerere Deum ») qui leur fit forger la culture européenne par ricochet, c’est-à-dire celle qui guide et illumine le monde.
Mais le malin veille. Aujourd’hui ce n’est plus à des iconoclastes ou des cathares des temps anciens, désormais presque touchants dans leur naïveté destructrice, que nous sommes confrontés, mais à des « Éveillés » nouvelle manière, note l’auteur (connus vulgairement sous le nom de « wokes ») dont le fantasme est le désengendrement, la remontée fantasmatique vers une virginité primordiale inexistante, qui ferait disparaître toute « faute ». Cependant ils ont, comme tout hérétique, gardé et détourné quelque chose du génie chrétien : aussi ne faut-il pas les détruire frontalement mais « sauter l’obstacle », et les dépasser. L’avant-garde, la dernière avant-garde dont parle ici l’auteur ne doit pas s’entendre d’abord au sens politique, mais au sens artistique, parce que Romaric Sangars tient dur comme fer que c’est de là que viendra le salut : « Beaucoup de beautés nouvelles manquent, encore, à la lumière », conclut-il dans une délicieuse phraséologie thibonienne.
Dans ce petit livre qui se lit d’une traite, comme charge une brigade légère, Romaric Sangars ne se contente pas de déplorer, ce qui serait vain, une quelconque chute de l’Occident : au contraire il montre et démontre, d’Arvo Paärt à la série The Young Pope en passant par Jean-Jacques Schuhl, quel génie nous habite encore et comment la grande épopée de la double révélation, celle de l’art minuscule et celle du salut majuscule, ne fait que commencer. À l’attaque donc, comme on dit parfois.
Voilà déjà quelques lustres que Romaric Sangars mène un travail de fond sur les résonances de la littérature médiévale, et particulièrement ce que l’on appelle la « matière de Bretagne », dans les arts de notre temps : chevalier moderne, il explore la ville et l’époque comme les chevaliers de la Table ronde se perdant dans les forêts obscures. Gageons que son grand œuvre sur le sujet est encore à venir : ce petit livre en constitue en quelque sorte l’introduction catholique.

Jacques de Guillebon

Romaric Sangars, La Dernière Avant-Garde (Le Christ ou le néant), Cerf, 2023, 172 pages, 18 €.

© LA NEF n° 361 Septembre 2023