Hilaire Belloc © Public domain

Belloc et l’Etat servile

On connaît la formule de Chesterton : « Une société de capitalistes ne contient pas trop de capitalistes, mais trop peu. » Manière de dire que seul un accès du plus grand nombre à la propriété des moyens de production peut offrir une alternative aux deux formes de l’asservissement moderne : le capitalisme qui concentre tout dans les mains de quelques propriétaires ; le communisme qui opère par d’autres voix la même captation, au profit de quelques membres du parti.
En 1912, soit une quinzaine d’années avant la publication du Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste (Outline of sanity) de son fidèle ami, Hilaire Belloc exposait déjà la théorie « distributiste ». Moins brillant écrivain que Chesterton, mais plus rigoureux dans la progression de son raisonnement, Belloc dresse une très convaincante synthèse historique de la condition des hommes face au travail. Partant du tableau d’une société initialement fondée sur l’esclavage (dont il rappelle qu’il n’a, à l’origine, aucune dimension raciale), il montre comment le christianisme médiéval a permis que l’esclave devienne un serf, ce qui n’est plus du tout la même chose. Le serf peut dire « ma terre » sans abus de langage, alors même que son seigneur dit tout aussi légitimement « mes terres ». Courte période non-servile, que Belloc idéalise peut-être un peu, mais qui ne prend fin que pour une inégalité plus grande, où l’éventuelle plus-value ne revient qu’au capitaliste. En ce sens, le prolétaire est moins libre qu’un serf. En Angleterre, le moment-clé de cette régression se situe au XVIe siècle, lorsque Henri VIII commence à exproprier les monastères. Inapte à conserver les terres qu’il avait confisquées, le roi ne résista pas aux grands propriétaires terriens. La doxa matérialiste fait croire que le capitalisme est le fruit des machines industrielles, alors que le mal vient de plus loin.
Prophétique vis-à-vis de l’imminence d’un esclavage nouveau, Belloc résume sa thèse ainsi : « L’État capitaliste engendre une théorie collectiviste qui, en pratique, conduit vers quelque chose de tout à fait différent du collectivisme, à savoir l’État servile. » Est-il possible de ne pas voir l’actualité du propos ?

Henr Quantin

Hilaire Belloc, Vous ne posséderez rien. L’État servile, Carmin, 2024, 240 pages, 22 €.

© LA NEF n° 368 Avril 2024