La cardinal Robert Sarah à Rome le 9/11/2015. Photo : Eric Vandeville

Qui est mon prochain ?

On n’a pas fini d’entendre le silence du cardinal Sarah. Son dernier livre (1), dont on a déjà beaucoup parlé, impose décidément un maître nouveau, comme peut l’être un véritable disciple du Christ, c’est-à-dire qu’il n’est ni entièrement un maître ni entièrement nouveau, mais que sa pensée, sa présence et paradoxalement sa parole, entraînent à la suite du seul et vrai Maître. Des esprits prompts à la discorde, c’est-à-dire particulièrement français, ont souhaité l’opposer au pape François, comme s’il n’y avait pas une seule Église du Christ. Comme si une fois encore il fallait choisir son camp. Comme s’il existait vraiment chez les chrétiens des progressistes et des conservateurs, quand l’un et l’autre désignent au fond des postures confortables, mais surtout pour celui qui classe son voisin. De même qu’il n’y a pas de catholiques identitaires ou de catholiques d’ouverture, malgré ce que d’aucuns affirment. De même que personne n’est pour ou contre les migrants. Malgré notre bavardage incessant.
Ainsi, lisant le cardinal Sarah, on souhaiterait parfois, et même souvent, livrer une page toute blanche et que cette chronique soit vide, c’est-à-dire qu’elle le serait en réalité un peu moins. Mais bon, il faut bien écrire, ce jour-ci encore.
Le cardinal Sarah, donc, est-il un migrant, lui qui nous vient de cette Afrique qui fut longtemps aux marches de la chrétienté ? Bien au contraire. C’est d’ailleurs nous-mêmes, Européens, qui sommes maintenant placés d’une certaine façon aux périphéries de l’Église, sinon encore de l’existence. Saint Augustin avait fait le chemin de Rome vers l’Afrique. Le cardinal Sarah, comme un autre Augustin d’un autre temps, le nôtre, fait le chemin en sens inverse et nous rapporte les trésors de Salomon que nos aïeux missionnaires dispensèrent au continent noir.
Ainsi, dit-il, c’est nous qui faisons du bruit, du boucan, du vacarme, comme ces cymbales pauliniennes qui seulement résonnent sans rien produire. Que dit-il ? Parfois violemment, il tient que « le Christ est certainement affligé de voir et d’entendre les prêtres et les évêques, qui devraient garantir l’intégrité de l’enseignement de l’Évangile et de la doctrine, multiplier les paroles et les écrits qui affadissent la rigueur de l’Évangile par leur affirmation volontairement ambiguës et confuses ». La charge est lourde et l’attaque sans concession. Bien entendu, le cardinal ne dénonce personne nommément, et loin de nous l’idée d’accuser non plus qui que ce soit. Et il faut croire que nous avons aussi les pasteurs que nous méritons.
Mais il est toujours étonnant que ces pasteurs, qui généralement sont des êtres si admirables dans leur particulier, et qui dans leur ministère si lourd tiennent bon, frêles esquifs sur l’océan de la grâce, parviennent à multiplier dès qu’ils se réunissent sous le feu des projecteurs des admonestations sans aucune saveur, sans intelligence même souvent. Parviennent à parler pour ne vraiment rien dire. On pense bien entendu à leur dernier texte « politique » où l’on erre de Charybde en Sylla, où rien n’étant jamais exactement le devoir d’un chrétien, on se retrouve pieds et poings liés devant la marche du monde (2). À moins que selon Péguy nous soyons destinés à n’avoir plus jamais de mains. À moins que le sort général du chrétien soit cette Grande Chartreuse où le cardinal Sarah est allé quêter ce silence si profondément enfoui dans Dieu qu’il en devient lumière. À moins que notre rôle soit identique à celui de ces chartreux de 1903, que Nicolas Diat rappelle dans son introduction, qui se laissèrent saisir comme des cadavres dans leurs stalles par les gendarmes venus les expulser. Pourquoi pas.
Mais même pour un chartreux, l’existence n’est pas si simple et un enfant de Dieu ne peut croire en l’impassibilité de Bouddha qui est finalement désintérêt pour son frère. Dans un entretien étonnant avec le cardinal, Dom Dysmas de Lassus, prieur de la Grande Chartreuse, a ce propos étonnant : « Je ne suis pas responsable de la guerre en Syrie et je n’ai rien à apporter pour résoudre ce drame. Je suis par contre responsable de mon voisin de palier si j’apprends qu’il est malade ou solitaire. Mais parce que le premier drame est plus grand que le deuxième il risque de le voiler à mes yeux. » Qui est mon prochain ? Voilà la seule question que nous posons aujourd’hui à nos pasteurs.

Jacques de Guillebon

(1) Cardinal Robert Sarah, avec Nicolas Diat, La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016, 378 pages, 21,90 €.
(2) Conseil permanent de la Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change retrouver le sens du politique, Bayard/Cerf/Mame, 2016, 96 pages, 4 €.

© LA NEF n°286 Novembre 2016