Rod Dreher © La Nef

Nouvel entretien exclusif avec Rod Dreher

« Il ne faut surtout pas que les catholiques interprètent le pari bénédictin comme un appel à quitter le monde pour former des communautés de purs » 

Les chrétiens occidentaux sont aujourd’hui confrontés à une situation ambiguë. Ils jouissent d’une liberté religieuse enviable, comparée celle qui prévaut dans des pays non-démocratiques. Mais en même temps, ils doivent faire face à un puissant phénomène de « sécularisation », qui récuse la légitimité de la foi et de l’évangélisation. Les chrétiens doivent alors assumer leur mission de service et d’évangélisation sans pour autant renoncer à être des des signes de contradiction pour le monde. Dans ce contexte, le journaliste orthodoxe américain Rod Dreher, auteur du Pari bénédictin (1), invite tous les chrétiens à s’inspirer de la règle de Saint Benoît pour nourrir leur engagement et affermir leur foi. Sa démarche a rencontré un réel enthousiasme dont notre précédent entretien s’était fait l’écho. Elle a aussi suscité des critiques et des incompréhensions. Cet entretien est l’occasion de revenir sur certains enjeux cruciaux défendus par l’essayiste.

PS : Rod Dreher est en France du 12 au 20 février pour une série de conférences : voir les dates et lieux à la fin de l’entretien.

La Nef – Dans un entretien de 2003, le sociologue catholique Emile Poulat estimait que « la révolution culturelle qui affecte l’Eglise la place devant une situation religieuse inédite dans l’histoire. Elle n’a pas affaire seulement à une nouvelle religiosité, mais à un monde structuré hors de toute religiosité, sans référence à Dieu, abandonné au jugement de chacun » (2). Selon vous, dans quelle mesure sommes-nous entrés dans une « ère postchrétienne » ? 

Rod Dreher – Ce constat d’une ère post-chrétienne n’implique pas que le christianisme et les chrétiens aient disparu en Occident : c’est avant tout l’idée que le christianisme n’est plus le concept central autour duquel s’organise notre civilisation. Cette nouvelle donne ne date pas de 1968, encore que, depuis, les choses se soient considérablement accélérées. Déjà dans les années 1930, le poète T.S. Eliot parlait d’une société post-chrétienne. Il nous faut désormais prendre acte de cette réalité. Je crois les chrétiens français, qui ont connu 1789 et 1905, plus à même de le faire que les Américains.

L’affaire est sérieuse, et je rejoins Emile Poulat lorsqu’il décrit la culture post-religieuse de l’Occident moderne : « sans référence à Dieu, abandonnée au jugement individuel ». Ce triste constat est moins évident aux Etats-Unis, où nombre d’habitants se disent encore chrétiens. Mais nous n’avons ici guère plus qu’un pseudo-christianisme qu’un sociologue renommé, que je cite dans mon ouvrage, appelle « déisme éthico-thérapeutique » (DET) (3), qui est au fond un culte rendu à soi.

Je me rappelle les paroles prophétiques de saint Jean-Paul II sur la « culture de mort » et de Benoît XVI sur la « dictature du relativisme ». Quoique laïc, Michel Houellebecq est lui aussi, à sa manière, un vrai prophète. Difficile à lire, son œuvre n’en est pas moins un diagnostic précis et exact de la maladie mortelle qui nous affecte : le piège du sentimentalisme, où sont empêtrés tant de chrétiens ; cette croyance que le monde entier nous aimera si nous sommes gentils et discrets.

Dans votre essai, vous évoquez l’intolérance croissante des sécularistes américains, qui remettent en cause la liberté religieuse. A quel genre de « persécutions » les chrétiens font-ils face aux Etats-Unis ? 

Je rechigne à utiliser ce terme de « persécutions » pour l’Occident, vu ce que vivent les chrétiens de Chine et de bien des pays musulmans. Toutefois, notre situation est de moins en moins enviable. Des organisations chrétiennes sont aujourd’hui bannies des campus américains si elles se refusent à valider l’idéologie du gender. Certains commerçants perdent leur travail pour les mêmes raisons. Les médias diabolisent de plus en plus les chrétiens. La fameuse affaire James Damore contre Google (4) a révélé, au sein de l’une des plus puissantes entreprises du monde, l’extraordinaire hostilité de notre société envers le conservatisme des mœurs (qui est une valeur de l’orthodoxie chrétienne).

Le temps est proche où des universités chrétiennes perdront leur accréditation parce qu’elles refusent de se soumettre aux règles dictées par la communauté LGBT. L’an dernier, l’Etat de Californie a bien failli interdire toute bourse aux jeunes qui faisaient le choix d’un établissement prétendument « anti-gay ». Or, il s’est trouvé que les boursiers étaient en majorité des étudiants noirs et hispaniques des milieux défavorisés. Les leaders religieux de ces deux communautés se sont dressés contre le projet de loi et ont obtenu son abandon. Mais rien n’est gagné pour autant.

Pour le dire clairement, les Etats-Unis sont en train de faire de l’homosexualité, dans la culture comme dans les lois, la même chose que la race. Les chrétiens seront bientôt vus comme le Ku Klux Klan, j’en ai la certitude.

Peut-on à la fois se défendre contre l’intolérance antireligieuse et demeurer des témoins ardents et sincères de l’Evangile ? 

Je l’espère ! En tout cas nous devons tout faire pour. Je dois constamment me rappeler ce commandement si difficile : aime ceux qui te font du mal et prie pour eux. Dieu nous appelle probablement tous au martyre, d’une manière ou d’une autre, non pas nécessairement à la manière des carmélites de Compiègne ou du père Jacques Hamel, mais peut-être à ce que l’on appelle en théologie le martyre blanc. Rien n’est plus puissant que l’exemple de celui qui est prêt à souffrir pour ce en quoi il croit. D’un autre côté, il faut éviter la tentation de croire que l’on est saint pour la seule raison que l’on vous déteste : parfois, c’est tout simplement parce que nous nous conduisons de manière détestable !

Pour certains, le retour à une pratique orthodoxe des préceptes évangéliques est une marque de rigorisme, voire d’arrogance et de manque de charité pour ceux qui sont « en chemin ». Pourtant, rien n’interdit, bien au contraire, de prier Dieu, de jeûner et d’aimer son prochain dans le même temps. La foi doit-elle seulement s’arrêter à un humanisme abstrait, sans aucune singularité pratique ?  

C’est exactement ce que je me suis demandé à la lecture de la critique du Pari bénédictin parue dans la Civiltà Cattolica (5). Son auteur, le père jésuite Andreas Gonçalves Lind (6), y rejette ma thèse au motif que je refuserais un « vrai dialogue » avec le monde. Ce qui est absurde. Bien sûr que nous devons discuter avec tous : j’encourage même les chrétiens à former des alliances entre les différentes confessions, et même avec les mormons, les juifs et les musulmans, afin de défendre ensemble le principe de liberté religieuse. Le monde a beaucoup à nous apprendre et nous ne devons pas nous en couper. Et nous avons quelque chose à lui apporter : la vérité du Christ.

Mon problème avec le « dialogue » prôné par certains chrétiens de gauche est qu’il consiste en général à négocier les termes de notre reddition. Comme le disait saint Jean-Paul II, l’Eglise doit proposer, non imposer. Or, beaucoup de chrétiens de gauche parlent de dialogue mais se garderaient bien de proposer quoi que ce soit, à commencer par la Bonne Nouvelle, comme s’ils en avaient honte. Etre en désaccord ne signifie pas être fermé et vindicatif, que diable ! Comme l’a récemment dit l’excellent universitaire canadien Jordan Peterson, dans la recherche de la vérité, il faut savoir risquer d’offenser l’autre et d’être soi-même offensé. Rien n’est plus normal.

Nous devons dialoguer avec le monde, et pour ce faire, nous devons être confiants. Il est tout de même étonnant que j’aie plus de mal à dialoguer avec des catholiques ou des orthodoxes progressistes qu’avec des musulmans ou des fondamentalistes chrétiens, qui se trompent, certes, sur beaucoup de sujets, mais respectent tout de même la vérité.

Un lourd fardeau pèse sur l’épaule des fidèles qui n’ont pas le luxe de vivre dans une institution religieuse « protégée » ou dans des milieux « privilégiés ». Ils sont élevés dans des familles « en miettes », ils doivent garder leur foi vivante tout au long de leurs études malgré un système scolaire public athée souvent prosélyte, s’insérer dans une économie impitoyable, se faire soigner dans des hôpitaux délabrés et diriger leur vie à travers les flots de la « société liquide ». Et lorsque, comme vous, ils souhaitent bâtir des communautés ferventes et solidaires, ceux-là mêmes qui vivent dans les citadelles dorées du cléricalisme hors-sol ou de la bourgeoisie cloisonnée les taxent de « communautarisme ». Mais comment peut-on être le sel de la terre, si l’on se dissout dans les soucis du monde ? 

On ne peut rien faire seul, et c’est pour cette raison que j’ai écrit le Pari bénédictin, pour encourager les chrétiens à comprendre les signes du temps et à devenir la Résistance. Je propose trois moyens : en premier lieu, l’étude approfondie de la Bible et de la théologie ; ensuite, les pratiques chrétiennes traditionnelles : jeûne, neuvaines, pèlerinages, etc. ; enfin, la constitution de solides communautés de croyants qui partagent les mêmes engagements. Rien de bien sorcier. Il s’agit tout simplement pour l’Eglise d’être ce qu’elle doit être.

Hélas, beaucoup de chrétiens qui souhaitent approfondir leur foi manquent de soutien de la part de leur paroisse. Un ami catholique, membre d’une communauté inspirée par le pari bénédictin, m’expliquait que son curé le lui avait reproché, au motif qu’il agissait en-dehors du cadre paroissial. Mon ami lui a répondu que les membres de son petit groupe ne rejetaient en rien l’enseignement de l’Eglise et demeuraient fidèle à la paroisse, mais que celle-ci n’apprenait pas à leurs enfants ce que signifiait être un bon catholique, ni comment y parvenir. Ils sont loin d’être les seuls dans ce genre de situation.

Au début des années 2000, alors que j’étais encore catholique, je retrouvais souvent des amis chez moi à Brooklyn ; ensemble, nous nous plaignions souvent de l’état de l’Eglise, du manque de poigne des évêques, de la piètre qualité de bien des homélies, ou encore de la pauvreté de la catéchèse. Un jour, l’un d’entre nous, le père Joe, curé de paroisse, nous dit : « Tout ce que vous dites sur l’Eglise est vrai. Et c’était vrai déjà dans les années 1970, à l’époque où j’ai grandi. Mes parents savaient qu’ils ne pouvaient compter sur leur paroisse pour nous élever, ma sœur et moi, dans la foi catholique. Alors ils s’en sont chargés eux-mêmes. Les catholiques d’aujourd’hui, pourtant, disposent de bien plus de ressources que mes parents à l’époque : Internet seul peut vous permettre de recevoir chez vous en une semaine une bibliothèque dont saint Thomas d’Aquin aurait rêvé. Tous les outils sont là : utilisez donc votre imagination ! » 

Le père Joe avait raison. Il demeurait absolument fidèle au Magistère, mais il comprenait parfaitement la crise que vivait (et que vit encore) l’Eglise. Il savait que les laïcs ne pouvaient se contenter d’attendre que le clergé et la hiérarchie agissent à leur place. L’Eglise n’est pas composée que du clergé, mais de tous les fidèles, il n’y a rien de déloyal à le dire.

Quelles sont les mauvaises interprétations que certains seraient tentés de faire du « pari bénédictin » que vous défendez dans votre essai ? 

Il ne faut surtout pas que les catholiques interprètent le pari bénédictin comme un appel à quitter le monde pour former des communautés de « purs ». Ce serait un véritable désastre. Le danger est ce que j’appelle la tyrannie spirituelle : dans le Pari bénédictin, je raconte l’histoire d’une jeune femme que ses parents, des catholiques fanatiques, ont finalement poussé à l’athéisme en la coupant d’un monde qu’ils redoutaient et haïssaient. Non seulement elle, mais tous ses frères et sœurs, parce qu’ils assimilaient le catholicisme à la peur de leurs parents. On ne peut faire le pari bénédictin avec la peur au ventre : c’est avec amour qu’il faut le faire, sans quoi c’est l’échec, un échec mérité.

Le père Lind fait en quelque sorte le lien entre le pari bénédictin et le donatisme, et je sais que beaucoup de Français redoutent le « communautarisme » que je prêcherais. Il n’en est rien, mais si les évêques, si les prêtres et le reste pensent que c’est le cas, l’Eglise pourrait se voir priver d’une belle occasion de se renforcer.

Depuis la publication du Pari bénédictin en France, nombreux sont ceux qui se sont réjouis de vos propositions. Mais on a aussi assisté, durant les débats auxquels vous avez participé, à des caricatures récurrentes de la part de personnes qui n’avaient souvent pas lu votre ouvrage. Quelles sont les accusations infondées dont vous avez fait l’objet ? Qu’est-ce que ces critiques disent de vos détracteurs eux-mêmes ? 

J’en suis le premier étonné. Certaines critiques de mon idée de pari bénédictin sont bien sûr recevables : je pense notamment au manque de développements économiques dans mon livre, et au reproche que l’on m’a fait de ne pas donner de pistes assez claires pour les plus défavorisés ou les familles éclatées. Je pense aussi être parfois trop pessimiste quant au rôle que l’on peut jouer en politique. J’apprécie toutes ces critiques et j’en remercie les auteurs. Pas plus qu’un autre, je n’ai réponse à tout. Mon livre est pensé comme un catalyseur, dont je souhaite qu’il inspire les chrétiens à discuter, à devenir une minorité créative, à apprendre.

Mais toutes les réactions n’ont pas été constructives, et j’ai identifié deux types de critiques de mauvaise foi.

Les premiers sont si attachés à leur vision du monde qu’ils refusent de constater les bouleversements qui nous affectent. C’est le cas de certains chrétiens conservateurs, qui ne peuvent accepter de reconnaître que nous ne vivons plus dans une société chrétienne. Ils s’imaginent que les différentes Eglises sont encore à la pointe du combat culturel. C’est une illusion, mais ils me traitent par conséquent comme un oiseau de mauvais augure.

Les seconds sont plutôt à gauche du spectre. Eux non plus n’acceptent pas la réalité de ce qui nous arrive, par exemple l’échec presque systématique du progressisme post-Vatican II. Le catholicisme de gauche est pour ainsi dire mort : il n’a pas été fécond. Mais nombre de bureaucrates catholiques ou protestants, aux Etats-Unis comme en Europe, refusent d’accepter leur échec. Etonnant, tout de même, qu’un jésuite belge, dans le pays duquel la foi a été presque intégralement détruite par le poison du sécularisme, s’en prenne aux catholiques et à tous les chrétiens qui tentent désespérément de se sauver et de sauver leurs enfants de la catastrophe.

Au mieux, ces personnes sont dans le déni. Au pire, je dirais qu’ils essaient bon an mal an de justifier leur médiocrité spirituelle et morale.

« Moins il y a de chrétiens, meilleurs ils sont », entend-on souvent. La sécularisation de la société nous aurait libérés du catholicisme culturel, d’une foi « de conformité sociale », pour entrer dans l’ère glorieuse du « catholicisme de conviction », volontaire et profond. Comme si, a posteriori, nous pouvions juger les reins et les cœurs de ceux qui nous ont précédés. Et nous vanter, sans rougir, d’être plus proche de la volonté de Dieu que nos ancêtres et d’être libérés de toute « conformité » inconsciente. Qu’en pensez-vous ? 

Je ne suis pas dans la tête de ceux qui le prétendent, mais j’imagine que c’est une manière pour eux d’apaiser un peu leur propre culpabilité. Il n’y a jamais eu d’âge d’or du christianisme, durant lequel tout le monde était saint, mais à tout le moins avait-on autrefois clairement en tête les idéaux qu’il convenait de chercher à atteindre. Mon père n’était pas pratiquant, mais il se considérait comme un bon chrétien, parce qu’il était un bon citoyen qui payait ses impôts, traitait chacun avec équité et se rendait à l’église pour Pâques et pour Noël.

Ce qu’il ne voyait pas, comme tous ceux de sa génération, c’est que le christianisme d’alors était largement culturel : dès lors que la société se mit à accepter les non-pratiquants, la foi se perdit en masse. Voir les églises se vider est un drame, mais c’est aussi l’occasion de nous libérer de notre illusion de sécurité. D’après Russell More, un pasteur évangélique assez célèbre aux Etats-Unis, les chrétiens d’aujourd’hui sont en meilleure posture que ceux des générations précédentes, parce qu’ils ont au moins une vision claire de ce qu’ils sont et de ce qui les entoure. Ils ont la chance de pouvoir vivre en vérité en acceptant le fait qu’être chrétien pourrait bien leur causer du tort.

En 1969, un jeune prêtre, Joseph Ratzinger, avait prévu cette situation. Il avait prédit que l’Eglise passerait par une douloureuse phase de pénitence, au cours de laquelle elle perdrait sa puissance et ses privilèges ; que beaucoup tomberaient mais que les croyants courageux se maintiendraient. Il concluait : « Quand les épreuves de cette période d’assainissement auront été surmontées, cette Église simplifiée et plus riche spirituellement en ressortira grandie et affermie » ; et d’ajouter : « Alors, les hommes verront le petit troupeau des croyants avec un regard nouveau. Ils le verront comme un espoir de quelque chose qui leur est aussi destiné, une réponse qu’ils avaient toujours secrètement cherchée. » 

L’avenir de la foi en Occident va dépendre de notre manière de vivre cette prophétie. Je pense à cette phrase de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. » Des mots difficiles, mais vrais. Nous avons une alternative : une Eglise renouvelée qui nous arrache à nos travers, à notre égoïsme et aux ténèbres du péché pour nous placer au plus près du Seigneur et de Ses saints, ou l’enfer.

Vous posez la règle de saint Benoît de Nursie comme un modèle de vie dont peuvent s’inspirer tous les fidèles. Pensez-vous qu’il faille pour les chrétiens opposer la morale du devoir à la morale des vertus ? 

Bonne question. L’Evangile nous apprend (Mc, 2) que la loi a été faite pour l’homme, non l’homme pour la loi. Le Seigneur parle ici de la tension féconde entre la miséricorde et la justice. Les règles sont faites pour nous révéler les vérités morales et nous conduire à notre véritable but, celui de vivre dans le Christ. Mais d’un autre côté, le rigorisme et l’idée que les règles sont une fin en soi et non une voie conduisent à l’idolâtrie. Les pharisiens idolâtraient la loi, et c’est pour cette raison que Jésus leur a dit : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors et qui, au dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toute espèce d’impuretés. » Gardons-nous de cette tentation.

N’allons pas pour autant nous figurer que la loi n’existe pas, ou qu’il n’est pas besoin de l’appliquer avec sérieux. Je suis d’accord avec le pape François lorsqu’il décrit l’Eglise comme un hôpital de campagne : si tel est bien le cas, nous devons soigner les âmes malades. Pour ce faire, nous ne pouvons leur appliquer le rigorisme d’une vie écrasée par la loi, mais il nous faut la dispenser, par petites doses d’abord. Cela requiert une véritable sagesse pastorale, difficile en un temps où beaucoup de fidèles et de prêtres se conduisent comme s’il n’y avait pas de loi, ni de nécessité au repentir.

Il y a trente ans, alors en pleine conversion, je rencontrai un aumônier catholique dans mon université. Naïvement, je m’imaginais qu’il me donnerait les moyens, puisque nous étions en milieu universitaire, d’approfondir intellectuellement ma foi. On ne pouvait être plus éloigné de la réalité !

Qu’il me soit permis d’évoquer un sujet très personnel. A l’époque, je me repentais d’un péché de chair : je pensais avoir mis une jeune fille enceinte. Elle me disait que, si tel était le cas, elle se ferait avorter, et je savais que, malgré mes protestations, elle y était prête, ce qui aurait fait de moi un complice de la mort de mon enfant. C’est à ce moment que j’ai pris toute la mesure des conséquences de ma conduite sexuelle, et que j’ai décidé de changer. Je croyais en Dieu, mais, me sachant pécheur, je n’avais pas pour autant l’intention de vivre chastement. Ma liberté sexuelle m’importait plus que le Christ. Après cet épisode, les choses ont radicalement changé, et je m’en suis ouvert au prêtre.

Trois mois après mon entrée en catéchuménat, j’ai quitté cette paroisse : le prêtre et la religieuse qui l’assistait ne mentionnaient jamais l’enseignement de l’Eglise. Ils se contentaient de psychologie de comptoir : aucun appel au repentir ni à la sainteté, aucune aide pour les faibles tels que moi. Au fond, tout ce qu’ils faisaient était de nous maintenir dans notre péché, de nous dire que tout allait bien, et qu’il suffisait de reconnaître que Dieu nous aime comme nous sommes. Ce qui est vrai, bien sûr ! Mais parce qu’Il nous aime, Il nous appelle à sortir d’Egypte, c’est-à-dire de l’esclavage du péché.

Or, ce que l’on m’enseignait, c’est qu’il ne s’agissait nullement d’esclavage. Pour moi, les passions étaient des maîtres terribles, dont je savais que le Christ pouvait me libérer. C’est pour cette raison que j’ai fui l’aumônerie universitaire et rejoint une paroisse en ville tenue par un vieux chanoine irlandais qui célébrait la messe tridentine. Celle-ci ne m’intéressait guère, mais je sentais que, parce qu’il la célébrait, ce prêtre avait une foi et une conviction solides. Quand je lui eus raconté mon histoire, il me dit : « Jeune homme, quand j’en aurai fini avec vous, vous n’aurez peut-être plus envie de devenir catholique, mais au moins vous saurez ce que signifie être catholique. » C’était il y a trente ans et il est sûrement mort depuis, mais j’ai toujours les larmes aux yeux lorsque je pense à lui. Il m’avait offert la plus belle des miséricordes.

La culture de mort se révèle quand la rigidité morale et le légalisme prennent le pouvoir. C’est pour cette raison qu’il fallait combattre jadis le jansénisme. Mais cette culture fleurit aussi quand la licence morale et l’absence de règles prennent le pouvoir, c’est-à-dire quand on nous promet le christianisme, mais sans la Croix. La Voie, celle du Christ, le chemin de liberté qui traverse le désert, le chemin de la vie nouvelle, est pavé de cette tension entre justice et miséricorde.

Les détracteurs du christianisme ne partagent plus notre système de croyances. Le débat semble faussé, dans la mesure où ils ne reconnaissent pas la légitimité de l’Evangile et de la « loi naturelle » que défend l’Eglise. Est-il possible de trouver un terrain d’entente ? Existe-t-il un terrain d’échanges fructueux entre l’athéisme prosélyte et le christianisme ? Peut-on espérer une nouvelle forme d’évangélisation ? 

La réalité est pire encore : non seulement le monde réfute notre système de croyances, mais beaucoup de chrétiens eux-mêmes se sont détachés de l’épistémologie chrétienne. J’ai donné de nombreuses conférences ces dernières années dans des universités catholiques et protestantes, et le son de cloche était toujours le même : les jeunes ne savent pas ce que signifie penser en chrétien. Non qu’ils soient mauvais : beaucoup aiment sincèrement le Christ, mais aucun n’a reçu, à la maison comme en paroisse, d’enseignement suffisant. Leur seule culture est celle du monde qui les entoure, et qui leur dicte que les élans de leur cœur sont la seule vérité qui compte. C’est même ce qui est enseigné dans bien des églises.

Pouvons-nous évangéliser le monde si nous sommes incapables de former les nôtres ? C’est un problème crucial. Il est très intéressant à ce titre de regarder les débats qui animaient l’Eglise catholique avant le concile Vatican II. Les conservateurs et les progressistes s’écharpaient sévèrement, mais du moins avaient-ils une base de croyances en commun ; du moins avaient-ils la même opinion sur l’autorité. Ce genre de dialogue est devenu très difficile aujourd’hui, même au sein de l’Eglise de Rome. Les conservateurs se réfèrent au Catéchisme, aux encycliques, à la Bible, etc., tandis que les progressistes en appellent à leur conscience. Si la discussion n’est pas possible entre nous, l’est-elle avec le monde ?

Essayons, tout de même – mais il nous faudra revoir nos ambitions à la baisse. Benoît XVI, lui encore, avait bien raison de dire que les deux arguments les plus forts en faveur de l’Eglise étaient l’art chrétien et les saints. La logique et la raison ont leur place, mais la conversion provient souvent d’une rencontre avec la beauté (l’art) et la charité (les saints). Brandissons les étendards du Beau et du Bon pour convertir ce monde anti-rationnel, car ils le mèneront, plus sûrement que tout le reste, à la vérité.

C’est l’objet du livre sur lequel je travaille en ce moment. J’analyse cette parole de Benoît XVI à la lumière du passage le plus marquant du roman Soumission de Houellebecq : l’expérience mystique vécue par le protagoniste, François, lorsque, s’étant rendu en pèlerinage à Rocamadour il prie devant la vierge. Une question me hante : comment aurait-il pu se préparer à dire « oui » à ce qu’il ressent alors ? Je pense que Benoît XVI a la réponse, et je vais tâcher de l’expliquer.

Ross Douthat, que vous connaissez personnellement, a écrit, dans son fameux essai Bad Religion, How We Became a Nation of Heretics [La Mauvaise Religion – Comme l’Amérique est devenue hérétique] : « Le problème de l’Amérique n’est pas celui d’un dosage religieux – « trop de religion ou pas assez de religion » : son problème est la mauvaise religion, le lent effondrement du christianisme traditionnel et l’émergence sur son cadavre d’une multitude de pseudo-christianismes destructeurs. » Partagez-vous cette analyse ? 

Douthat a parfaitement raison. C’est peut-être là une différence entre les Etats-Unis et la France. Chez nous, bien peu reconnaîtraient qu’ils ne croient pas en Dieu, publiquement ou non. Nous nous sommes donc créés de petites religions personnelles bien satisfaisantes. Le christianisme américain est devenu un déisme éthico-thérapeutique (DET), un pseudo-christianisme conçu pour débarrasser l’individu de ses angoisses sans qu’il ait pour autant besoin de se convertir. C’est presque un vaccin anti-conversion réelle. En France, il me semble que l’Eglise soit moins confrontée à ce phénomène.

L’idée du pari bénédictin est un appel à retourner aux racines du christianisme : doctrine, pratique, communauté – pour évangéliser le monde (aussi bien les athées que les tenants du DET) sur la base d’une foi véritable, car, j’aime à le répéter, on ne peut donner au monde ce que l’on n’a pas soi-même.

Propos recueillis par Yrieix Denis, traduction d’Hubert Darbon 

(1) Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, Artège, 2017.
(2) Emile Poulat, Le Christianisme à contre histoire, Entretien avec Dominique Decherf, Edition du Rocher, 2003.
(3) Smith & Denton, Soul Searching : The Religious and Spiritual Lives of American Teenagers, 2005.
(4) Renvoyé de Google pour avoir écrit un mémo jugé sexiste, dans lequel il critiquait notamment la politique de recrutement de la célèbre firme, l’ingénieur James Damore a engagé une action en justice contre son ancien employeur pour « discrimination envers les hommes blancs conservateurs » [sic].
(5) La célèbre revue jésuite a publié récemment une critique outrancière du Pari bénédictin, comparant abusivement la démarche de l’auteur à celle des donatistes. L’auteur y a répondu sur le blog qu’il tient pour la revue The Américan Conservative.
(6) Andreas Gonçalves Lind est aussi membre de l’université de Namur

 

Rod Dreher sera présent en France du 12 au 20 février pour une série de conférences.

 

Lundi 12 février 2018 – 19h30
Conférence à l’espace Bernanos (paroisse Saint Louis d’Antin)
4, rue du Havre – 75009 Paris
M° Havre Caumartin ou St-Lazare

Mardi 13 février 2018 – 20h30
Amphithéâtre de la DDEC
33, rue Blaise Pascal – 37000 Tours

Jeudi 15 février 2018 – 20h30
Échange avec le philosophe Martin Steffens
Organisé en partenariat avec l’association ICHTUS
Crypte de Saint Ferdinand des Ternes
23, rue d’Armaillé – 75017 Paris
M° Charles de Gaulle-Étoile ou Ternes

Samedi 17 et Dimanche 18 février
Interventions lors des XXVIIIe Journées Paysannes
Programme détaillé sur journees-paysannes.org
03210 Souvigny (Allier)

Samedi 17 février
Intervention lors du « Forum d’hiver jeunes » de la Communauté de l’Emmanuel
Programme détaillé sur jeunes.emmanuel.fr/forum-hiver
71600 Paray-le-Monial