J’avais dix-neuf ans, quand la nouvelle de l’expulsion d’Alexandre Soljénitsyne fut annoncée par les radios occidentales diffusant en direction de l’URSS. Comme d’autres jeunes Soviétiques, je savais qu’un conflit l’opposait aux autorités, sans que sa nature exacte me soit pour autant connue. Nous étions alors soumis à un flot de propagande communiste massif mais inefficace dans le fond, car l’homo sovieticus était dans les années soixante-dix déjà, un être cynique et libre de toute entrave idéologique, un animal social dégagé de toute idée autre que celle de passer inaperçu. La droiture prophétique de l’écrivain, que je découvrais une fois exilé moi aussi, quelques mois après son départ, était si atypique dans le monde du mensonge qui était alors le nôtre, que la nature véritable de son message ne put longtemps dépasser les limites du ghetto intellectuel russe convaincu par avance de la perversité du système communiste et acquis à la propagande occidentale de l’époque de la Guerre froide.
« Ne vivez pas dans le mensonge ! », tonnait Soljénitsyne, alors que le mensonge était le lot quotidien de ses concitoyens consentants, piégés par un conformisme de survie humain mais débilitant.
Rien n’avait prédestiné ce fils du sud cosaque, cet officier d’active de l’Armée rouge, ce vétéran décoré de la Deuxième Guerre mondiale, à devenir le symbole universel de la résistance au mensonge. Grandi par le martyre de millions d’êtres dont il avait rejoint la sainte cohorte, il fut saisi au sortir des camps du désir irrépressible de témoigner, de se dresser contre l’illusion matérialiste sanglante et souveraine qui broie les êtres sans pitié.
La quête éperdue de la vérité, celle des hommes et celle de Dieu, est certainement la marque essentielle voire unique de cet immense écrivain perpétuellement incompris. Quête qui le pousse à dire aussi son fait à l’Occident libéral si sûr de lui, pour le mettre à son tour face à ses monstrueuses contradictions. Car Soljénitsyne l’historien, le politique, le moraliste, le croyant, sait à la suite d’un Berdiaev, que le bolchevisme russe fut avant tout une irruption d’occidentalisme, cette maladie intellectuelle née d’un conflit essentiel avec la slavophilie dont l’écrivain se réclame sans le dire. Ce clivage fondamental opposa Tolstoï à Dostoïevski, libéraux aux monarchistes, socialistes aux tenants de l’orthodoxie, il oppose aujourd’hui en Russie ceux qui voient dans la mondialisation une forme de fatalité progressiste, à ceux qui tablent sur une voie propre dans le concert des nations.
Soljénitsyne connaît les charmes et les pièges de l’idée de progrès, dont le rouleau compresseur avait emporté son pays dans l’abîme meurtrier de l’illusion. Curieusement, personne en Occident ne s’était rendu compte de cet aspect de sa vision du monde, et ce jusqu’à son célèbre discours de Harvard, exercice inattendu et radical, et qui fit l’effet d’une bombe. Ceux qui voyaient en lui un allié inconditionnel sans plus dans la lutte contre le mal communiste, durent déchanter. Devenu soudain « réactionnaire », « rétrograde », « grand-russien », « antisémite », « obscurantiste chrétien » dans les médias américains et européens, l’écrivain adulé jusque-là découvrit la solitude de celui qui est frappé d’ostracisme dans un monde qui se dit libre et ouvert.
Rentré au pays, après un long et douloureux exil aux États-Unis, Alexandre Soljénitsyne est aujourd’hui encore ce qui nous reste de plus fort, de plus radical dans la revendication responsable de l’exercice de la liberté. Par chacune de ses phrases, il nous rappelle que Dieu nous a créés libres. C’est en cette revendication essentielle que sont sa grandeur et son scandale. Car quoi de plus scandaleux aujourd’hui que de vivre dans la vérité ?
Victor Loupan
Editeur d’origine russe.