Hannah Arendt : le souci du monde

Née en Allemagne en 1906, décédée en Amérique en 1975, la philosophe Hannah Arendt aura suivi dans son existence comme dans sa pensée les tribulations et les évolutions d’une Juive européenne du XXe siècle – avec un anticonformisme délibéré.

«Le non-conformisme, disait-elle, est la condition sine qua non de l’accomplissement intellectuel. » Penseur politique polémique, à l’écart des académies, des partis et des idéologies, elle plaçait au-dessus de tout la liberté d’esprit et l’existence indépendante. « Indépendante du judaïsme et pourtant juive », ainsi s’est présentée celle qui déclara qu’elle avait perdu la foi au rabbin réformé de Königsberg Hermann Vogelstein qui l’avait instruite dans l’enfance. Ce à quoi le sage répliqua : « Mais qui te le demande ? Ce qui importe, ce n’est pas la foi, mais le faire. » Autrement dit : « Le bien faire est l’acte même de croire. » Arendt s’en souviendra, qui sera juive jusqu’au bout, envers et contre tout, et d’abord contre, tout contre, son propre peuple.

Hannah Arendt est l’exemple même de l’intellectuel juif européen issu des révolutions du XIXe siècle : agnostique et cosmopolite et pourtant farouchement juive et européenne, parlant toutes les langues de la patrie, l’allemand, et de l’exil, le français puis l’anglo-américain, sans oublier les langues ô combien vivantes de ses ancêtres philosophiques : le grec et le latin. Hors les prières d’enfance, elle ignora l’hébreu biblique et ânonnera un peu d’hébreu moderne lors de ses cinq voyages en Palestine puis Israël.
Toute sa vie, Hannah fut taraudée par le besoin de comprendre. À 14 ans, elle dévore Kant dans la bibliothèque familiale. À 18 ans, elle quitte sa famille pour aller étudier la philosophie et la théologie aux universités de Marbourg, de Heidelberg et de Fribourg. Quatre ans plus tard, elle achève ses études par un doctorat sur « Le Concept d’amour chez saint Augustin », où elle pose une question qui la taraudera toute sa vie : « Comment puis-je malgré tout vivre dans le monde en tant que saisi par Dieu et séparé du monde ? » Toute sa vie, Hannah Arendt se battra pour le maintien d’une attitude qu’elle appelait l’amor mundi, l’amour du monde. Entre-temps, à 19 ans, elle est tombée folle amoureuse d’un de ses professeurs, Martin Heidegger. Leur passion puis leur relation dureront toute leur vie, de l’amour à l’amitié, mais toujours marquée du double sceau de la poésie et de la philosophie. Le vieil ami, maître-penseur mondialement reconnu, lui écrira encore en 1969 : « C’est à toi qu’il est revenu de saisir mieux que quiconque le ressort interne de ma pensée et de mon enseignement. » L’éloge n’est pas anodin.

Des penseurs profondément originaux, Arendt en fréquentera quelques-uns : elle compte parmi ses amis et familiers Karl Jaspers, Walter Benjamin, Paul Tillich, tous marqués par leur profonde humanitas et leur souci du monde. Hans Jonas rappela à ses funérailles qu’elle avait « le génie de l’amitié ». Elle avait aussi le génie épistolaire, entretenant une immense correspondance, tissant un réseau d’échanges amicaux et intellectuels à travers le monde. Elle connut les marxistes hétérodoxes de l’École de Francfort, Max Horkheimer et Theodor Adorno, qu’elle n’apprécie guère. En 1929, elle épouse le philosophe Günther Stern, plus connu sous son nom de plume de Günther Anders.

En 1933, Hannah Arentd a 26 ans, le Reichstag est incendié et Adolf Hitler prend le pouvoir. Sans être sioniste, Arendt réagit en s’engageant dans le sionisme, « seul mouvement à être prêt » : « Lorsqu’on est attaqué en qualité de Juif, c’est en tant que Juif que l’on doit se défendre. Non en tant qu’Allemand, citoyen du monde ou même au nom des droits de l’homme, etc., mais : que puis-je faire de façon très concrète en ma qualité de juif ? » Malgré leurs divergences, elle conservera toujours une relation amicale avec son mentor Kurt Blumenfeld, président de l’Union sioniste d’Allemagne, à qui elle écrira en 1942 : « L’autocritique n’est pas la haine de soi. La critique qu’adresse un patriote juif à son propre peuple a pour but de mieux préparer le peuple au combat. » Arrêtée par la Gestapo puis relâchée faute de preuves, elle fuit les nazis et se réfugie à Paris via Prague et Genève (1933). Là, elle travaille pour l’Aliyah des jeunes, une organisation sioniste qui favorise l’émigration des adolescents juifs réfugiés d’Allemagne et d’Europe de l’Est vers la Palestine. Ayant divorcé de Stern en 1937, elle épouse en janvier 1940 le réfugié allemand Heinrich Blücher, ex-spartakiste et communiste dissident. Internée la même année dans le camp pour « étrangers ennemis » de Gurs dans le sud de la France, elle s’en échappe en juillet, retrouve son mari et fuit avec lui vers l’Amérique via Marseille et Lisbonne. Le couple Blücher débarque à New York le 22 mai 1941, alors que la guerre devient totale et mondiale.

Quelques mois après, Arendt commence à écrire dans un journal juif de langue allemande, Aufbau. Elle exhorte les Juifs d’Europe et du monde à une perspective authentiquement politique, à se mobiliser en vue de l’action, à former une armée juive internationale pour combattre le nazisme sous leur propre drapeau. Son rapport au sionisme est ambivalent : si elle défend la création d’un « foyer national juif » en Palestine, sa position est plus proche du « sionisme culturel » d’Ahad Haam que du « sionisme politique » de Theodor Herzl dont elle reconnaît le mérite historique de réveil de la conscience et de l’action juives tout en mettant en garde contre les conséquences géopolitiques de l’implantation d’un Etat-nation juif souverain au Proche-Orient. Se revendiquant du sionisme révolutionnaire de Bernard Lazare, elle-même sioniste critique, comme en témoignent ses grands articles La Crise du sionisme (1942) et Réexamen du sionisme (1944), elle soutient le parti binationaliste Ihoud (« Unité ») de Judas Léon Magnes, fondateur de l’Université hébraïque de Jérusalem, qui milite pour une Palestine indépendante judéo-arabe intégrée dans le Proche-Orient. Son angoisse est celle d’un nationalisme étroit et d’un militarisme agressif qui réduirait l’identité juive à une attitude défensive aboutissant à un ghetto armé, un exil paradoxal en « Eretz Israël ». À cet égard, ses vues furent prophétiques : « Un chauvinisme de type balkanique pourrait utiliser le concept religieux de peuple élu et en réduire la signification à une trivialité sans espoir », écrit-elle en 1950, mettant en garde également contre la dépendance du jeune État d’Israël au judaïsme américain et aux puissances occidentales : « Si le gouvernement israélien n’arrive pas à se libérer d’une telle dépendance économique, il se trouvera bientôt dans la situation peu enviable d’avoir à créer des situations d’urgence, c’est-à-dire contraint à une politique d’agression et d’expansion. »

Malgré ses nombreux écrits, Hannah Arendt ne fut pas reconnue par le public avant l’âge de 45 ans, 18 ans après son exil de l’Allemagne nazie : en 1951, elle publie une « bombe » éditoriale, Les Origines du totalitarisme, qui lui vaut immédiatement une célébrité internationale et la stature de plus grand penseur de l’idéologie et du totalitarisme : « Le mal radical existe, mais pas le bien radical. Le mal radical naît toujours lorsqu’on espère un bien radical. » Le livre fit également scandale, car elle y récusait le mythe de l’antisémitisme « éternel » pour en proposer une analyse proprement politique. En 1958, Condition de l’homme moderne, suivi de La Crise de la culture en 1961, achèvent d’en faire un des théoriciens politiques les plus importants de la modernité. Mais c’est sa couverture du procès du bureaucrate nazi Adolf Eichmann et la publication en 1963 d’Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal qui soulève une polémique mondiale et lui vaut une forme d’excommunication de la part des institutions juives dans le monde. À l’ancien ami Gershom Scholem qui lui reproche son manque d’amour pour Israël, elle réplique qu’« il ne peut y avoir de patriotisme sans une opposition et une critique permanentes ».

C’est cette tension entre liberté et enracinement qui fit toute la richesse de la pensée d’Hannah Arendt. Paria et apatride, elle fit de cette expérience et de cette conscience de l’« acosmisme », de cette absence au monde, de cette aliénation, de ce déracinement qui caractérisent les Juifs, le centre de sa critique de la modernité : elle redoutait que le destin tragique des Juifs à l’époque moderne ne devienne la condition générale de l’humanité, « car c’est seulement au sein d’un peuple qu’un homme peut vivre en tant qu’homme parmi les hommes ».
F.G.

Pour aller plus loin :
+ La plupart des œuvres d’Hannah Arendt sont aisément disponibles en langue française, notamment en éditions de poche, les principales étant : Condition de l’homme moderne (Pocket, 2001), La Crise de la culture (Folio, 1989), Les Origines du totalitarisme & Eichmann à Jérusalem (Quarto, 2002).
+ La « biographie philosophique » classique d’Hannah Arendt reste la meilleure introduction à sa vie et à son œuvre : Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt, Pluriel, 2011, 720 pages, 12 €.
+ Pour une anthologie des textes d’Hannah Arendt sur la « question juive », on lira avec profit : Hannah Arendt, Écrits juifs, Fayard, 2011, 748 pages, 28 €.