Dans cet entretien, Xavier Martin évoque son travail
universitaire, les difficultés d’un chercheur indépendant
des coteries à la mode.
La Nef – Le cadre universitaire français actuel offre-t-il la possibilité de mener des recherches en toute liberté ?
Xavier Martin – C’est un domaine où, à vrai dire, il n’est pas très offrant. Cette possibilité, toutefois, il la laisse. Libre à chacun de s’y essayer – dans un contexte ingrat. En posant cette question, vous songez bien sûr à la liberté intellectuelle. Comme chacun sait, l’ambiance globale n’y incline guère. Mais ce à quoi je suis plus immédiatement sensible, c’est à la défaveur de l’atmosphère universitaire pour le travail intellectuel en soi. Nous avons besoin de beaucoup de temps, et d’un esprit dispos, pour travailler en profondeur, lire, réfléchir. La qualité de ce travail, sa réalité même sont compromises par des charges d’enseignement souvent chronophages (avec leur cortège de charges annexes), des vanités administratives dévorantes, avec leur dose de « réunionite ». Outre le temps qu’il mange, cet aspect a un effet délétère en ce qu’il démobilise intérieurement, casse la respiration interne ; c’est du moins le danger permanent. Cette médiocrité pénètre nos pores, et anémie le goût pour les choses de l’esprit. Jouxter les collègues qui se trouvent bien dans cette ambiance, et ne peuvent même imaginer autre chose, achève le moral. Contre tout cela, si l’on veut travailler convenablement, il faut se battre bec et ongles pour protéger son temps et sa sérénité, au moins le plus possible ; en tout cas, essayer, car c’est la seule voie.
Bref, spontanément, je donne plus d’importance à ces inconvénients « d’atmosphère » qu’à ceux des ukases, implicites ou exprès, de la pensée correcte. Ceux-ci existent pourtant. À les battre en brèche bruyamment, on s’exposerait à de lourds tracas. Mais la recherche intellectuelle bien conduite exclut le militantisme obtus ou gesticulatoire. Sans bruit intempestif, elle peut aller très loin, jusqu’à devoir même constater un jour, avec une feinte désolation et des excuses de politesse, que gisent à terre quelques idoles.
Est-il possible d’être publié lorsque les idées exprimées sont contraires aux thèses dominantes ?
Il est difficile de répondre à une question ainsi formulée. Je n’ai, à proprement parler, jamais exprimé d’idées, ni opposé de « thèses » aux thèses dominantes (quoique certains m’en félicitent). Je me suis tenu sur le plan du fait. Je constate, dans le discours « officiel » sur la Révolution et ses entours (1750-1850), des anomalies par rapport aux sources, et j’établis ce constat de manière simple et laborieuse, au prix d’une immense masse de citations thématiquement ordonnancées. Bien sûr, ces anomalies portent sur des « idées », et leur établissement donne forcément lieu à des analyses intellectuelles, parfois un peu approfondies, ainsi qu’à des essais de synthèse. Mais « ce que je pense » de tout cela n’a qu’une importance réellement seconde dans mon cheminement, et même, à la limite, n’en a aucune. Reprenant récemment le lumineux Réalisme méthodique d’Étienne Gilson, petit livre découvert jadis grâce au lumineux Gilson de Jean Madiran, j’y lis (à peu près) qu’à une logique de « l’esprit qui pense », il est plus sain de préférer celle de « l’intellect qui connaît ». D’une certaine manière, je retrouve là un peu de ce que je voudrais dire de ma démarche, et que je ne saurais exprimer avec tant de clarté.
Ceci étant, ne m’échappe pas radicalement que ce que j’écris est propre à déplaire aux tenants assis des « thèses dominantes ». La perspective d’ainsi déplaire constitue même un stimulant assez puissant lorsqu’on est paresseux, fatigué, ou que tel ou tel, chez lesdits « tenants », appelle une leçon personnalisée. Et il est bien sûr, pour revenir à votre question, qu’un déficit en conformisme ne favorise guère la publication.
Être publié ? Cela ne pose pas trop de problème dans un certain nombre de revues savantes : elles sont si peu lues… L’émission de livres, c’est une autre affaire. Je doute que de grands éditeurs s’empresseraient de me publier. À vrai dire, qu’en sais-je ? Je n’ai jamais cherché d’éditeurs. J’ai rédigé mon premier livre pour le seul d’entre eux qui m’ait invité à le faire, et ai continué en sa compagnie.
Le métier d’universitaire implique souvent de « revisiter » des interprétations considérées comme acquises… Le doute inhérent à cette démarche est-il compatible avec la considération due à la vérité ?
Je comprends votre appréhension. Permettez-moi de la dissiper en deux temps. D’une part, le doute n’est pas inhérent à ma démarche. Car il n’est pas systématique. M’est étranger le parti cartésien « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la conn[ai]sse évidemment être telle » – étrange principe. Je crois de certitude qu’il existe une Chine et plus d’un milliard de Chinois sans avoir pris la peine d’aller la voir et les compter. Le doute est second. Il n’est qu’éventuel. Il intervient lorsque je remarque une anomalie. Pour parler trop familièrement, j’attache de l’importance au « détail qui ne colle pas », et je ne le lâche plus, au moins dans ma tête, quitte à n’y revenir que quand j’en trouverai le temps, parfois bien des années plus tard. Si la « vérité » mérite son nom, elle intégrera (elle « digérera ») le détail, dûment interprété. Si ce n’est pas le cas, elle deviendra bancale, ou même s’effondrera. Mais tant que ledit « détail » ne surgit pas, il n’y a pas de raison d’activer le doute (encore que…).
D’autre part et surtout, les « vérités » dont il s’agit en l’occurrence sont des vérités d’approximation. J’entends par là qu’on les approche. Un de nos collègues historiens du droit, chercheur exemplaire, dit que « notre travail est toujours une première approche ». Ce qu’à juste titre veut suggérer cette formulation légèrement outrée, c’est que demain, possiblement, probablement, à notre intellect mieux épuré, qu’éclaire la grâce d’une intuition, le même document dira davantage. Ici néanmoins, malgré l’apparence, nul relativisme. Cette vérité, seulement approchée du moins mal qu’on peut, fera pourtant du bien à nos auditoires, en son modeste état actuel, par l’effort même ici fourni de les gratifier du meilleur de soi. Pour l’enseignement, ai-je l’impression, là est la clef. Et c’est quelque chose de très mystérieux, qui transcende beaucoup le contenu du cours, et semble plutôt concerner les âmes.
De quelle manière vos étudiants ont-ils reçu vos enseignements ?
Comment dire ? Leur qualité d’écoute m’a fortement aidé. Une précision s’impose. Dieu merci, j’ai très vite renoncé à « convaincre » : non à cause de la probable difficulté de le faire, mais parce qu’il y a là une ambition parasitaire. Dans convaincre, il y a vaincre. Je n’ai plus voulu même persuader. Mon objectif ? J’aurais été bien en peine de l’exprimer. Par chance, quelqu’un s’en est chargé. Je lis sous la plume vive et souvent fulgurante de Nicolás Gomez Dávila, et sans réserve je souscris : « Nous n’argumentons pas pour convaincre, mais pour créer les conditions propices à la perception des évidences. » C’est bien ce que je vivais confusément, sans savoir le dire. Une trentaine d’heures n’est pas de trop pour ménager ces « conditions ». Au bout du compte, on souhaite bien sûr la « perception des évidences ». Mais, à proprement parler, elle ne nous regarde pas. On peut attendre, presque exiger, de ses auditoires qu’ils soient dociles à l’intelligibilité déployée devant eux et pour eux (sinon, mieux vaut rentrer chez soi). Mais la suite est l’affaire de chacun, et touche au mystère des intériorités. Le cours peut faire beaucoup de bien sans « convaincre », et à mes yeux c’est la seule chose qui compte. Vouloir convaincre est d’autant plus inopportun que nous proposons, il faut le redire, des vérités approchées. Or l’indispensable clarté pédagogique accroît forcément l’approximation.
Que diriez-vous aujourd’hui à un étudiant envisageant une carrière universitaire ?
Mon embarras serait extrême. Je me garderais bien de l’y encourager ; ce serait irresponsable, car la voie est ingrate, périlleuse ; je parle ici du long parcours préliminaire et des conditions de recrutement, non du contexte universitaire, même s’il fait mine d’aller s’aggravant, car je veux présumer qu’il y aura toujours des failles dans le système. Et naturellement, sauf évidence trop manifeste, je me garderais bien de le décourager, car peut être en cause une vraie vocation.
Propos recueillis par Joël Hautebert