TRICENTENAIRE DE FENELON

 

Grand seigneur de lettres et homme d’un vaste savoir, Fénelon (1651-1715) a aussi été un prêtre qui fit honneur à son sacerdoce, un évêque qui, parmi ses confrères, prêcha d’exemple. L’œuvre qu’on lui doit, en particulier sa volumineuse correspondance, recèle des trésors. Pourtant une touche manque au clavier : le gouvernement de la France – auquel, sans doute, il aurait accédé si le duc de Bourgogne, son élève, était devenu roi.

 

Sorti d’une famille d’ancienne noblesse qui avait noué de grandes alliances et occupé quelques grandes charges, François de Salignac de La Mothe-Fénelon naquit le 6 août 1651 d’un second mariage de son père, et ne comptait pas moins de quatorze frères et sœurs. Ayant passé, selon ses propres mots, « une jeunesse douce, libre, pleine d’études agréables et de commerce avec des amis délicieux », puis venu de son Périgord à Paris, il entra au séminaire de Saint-Sulpice où il reçut la prêtrise. Son nom, son éducation lui rendaient les relations faciles. Elles aidèrent de toute évidence à ce qu’on le mît, en 1678, à la tête de la maison des Nouvelles Catholiques, destinée à affermir les converties dans la bonne voie et à leur procurer une « retraite salutaire ». Il devait y acquérir une telle réputation d’autorité souple et persuasive, qu’après la révocation, au mois d’octobre 1685, de l’Édit de Nantes, le pouvoir royal l’envoya, chef et organisateur d’une mission, en Aunis et en Saintonge, pour ramener les protestants. Campagne pénible, à laquelle l’abbé de Fénelon va se dévouer tout entier, et en tâchant de meurtrir le moins possible la minorité dissidente, mais qui bientôt, faute de résultats tangibles, l’ennuierait et le dégoûterait.

À son retour, en 1687, de cette ingrate besogne, notre abbé, sans négliger de « se former à l’usage de la meilleure compagnie » et maintenant très soutenu par le clan Colbert (filles et gendres, l’un duc de Beauvillier, l’autre duc de Chevreuse), sur lequel il exerce une véritable domination spirituelle, étendue de proche en proche à tout un cénacle de dévots distingués, a publié un traité de pédagogie judicieux et charmant : l’Éducation des filles – dont Mme de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV et récente fondatrice de Saint-Cyr, fut la première à s’emparer. Chance insigne ! La marquise demande ses avis, recherche ses conseils. Et, plus haute fortune encore, le 17 août 1689, il est choisi comme précepteur du duc de Bourgogne, fils aîné du Grand Dauphin.

Or, depuis un peu de temps déjà, Fénelon, homme à l’esprit précieux et rare, à la pensée diaprée, mais accoutumé, dans la pratique de la direction des consciences, à ne point admettre de résistance, subit l’ascendant d’une femme étrange, visionnaire, possessive : Jeanne Guyon. La béate, errante et vaticinante, qui exhorte à l’amour de Dieu se suffisant à soi-même, sans que les œuvres y fussent nécessaires, sans même que la vertu en devînt indispensable, le remue, l’attache, le fascine. Autour des deux coryphées du Quiétisme (naguère dévoyé par l’Espagnol Molinos), le groupe Beauvillier-Chevreuse et tous ces raffinés de la piété qu’on allait nommer le petit troupeau, et, en sus, Mme de Maintenon, filent mezza-voce une note identique… promptement accueillie par les pupilles (trop zélées !) de Saint-Cyr. D’où la brusque volte-face de « l’institutrice quasi couronnée », et sa décision de fermer la porte du pensionnat à l’imprudente Mme Guyon. Fâcheux incident que Fénelon digéra mal. Il se sentait assez lié à la prophétesse pour qu’une mesure prise contre elle ne parût le viser d’aucune manière. En conséquence de quoi, et peut-être afin de détourner de lui les périls, il la poussa à s’en remettre au jugement de Bossuet.

 

Dissentiments avec Bossuet

 

Affectionné à Fénelon, ancien disciple chéri et enthousiaste, l’évêque de Meaux accepta la corvée. Des scènes épiques s’ensuivirent et une inutile dépense d’énergie. Car si Bossuet eut avec la brebis perdue plusieurs longs entretiens, et le courage d’éplucher sa prose nuageuse et brûlante, de décortiquer le fatras de ses écrits, il buta sur une exaltation renforcée de galimatias, échoua à convaincre la dame, que son protecteur, du reste, répugnait à blâmer, de suspendre tout apostolat. Ni gagnée ni domptée, ladite dame souhaitait au moins un complément d’examen. Vers le milieu de 1694 se réunit donc une commission où Bossuet, cette fois, se vit adjoindre Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons, et Louis Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Quant à Fénelon, constitué son propre avocat et ménagé à l’extrême, il va faire en sorte de se donner, dans le procès, comme un expert en matière d’ascèse. Posture payante, ô combien, puisque le 4 février 1695 il obtint l’archevêché de Cambrai (auquel était soudé le titre ducal et un revenu considérable). Dès lors, les trois commissaires se décidant à conclure, au bas des « articles d’Issy », datés du 10 mars, sa signature figura auprès des leurs.

Tout semblait fini. Réchappé de l’aventure avec les honneurs de la guerre, Fénelon assure M. de Meaux d’une parfaite adhésion à l’orthodoxie et, le 10 juillet, devant Mme de Maintenon et les Enfants de France, c’est ce même M. de Meaux qui sacre l’archevêque dans la chapelle de Saint-Cyr. Néanmoins, entre eux, les dissentiments, bien qu’ils y eussent mis une sourdine, subsistaient. On ne tarda pas à s’en apercevoir au début de 1697. L’Explication des maximes des saints d’un côté, l’Instruction sur les états d’oraison de l’autre, transportèrent sur la place publique une querelle où le ton monta vite. À cause de Mme Guyon, vivant signe de contradiction, malheureuse et captive ? Oui en ce sens que Fénelon lui gardait de la reconnaissance ou de l’amitié et Bossuet, en raison de ses manquements perpétuels à son repentir, de la rancune. Mais d’abord à cause d’une différence d’attitude spirituelle, propre au génie de chacun – Bossuet défendant, face à des innovations dangereuses, l’intégrité du dogme et de la morale ; Fénelon luttant pour la sainte liberté de la vie intérieure, affranchie du conformisme religieux et de sa sclérosante influence. Au total le livre des Maximes offrait ce trait spécifique : faire consister la perfection dans un état habituel de pur amour, où le désir des récompenses et la crainte des châtiments n’ont plus de part.

Présentées avec une paisible audace comme le développement des articles d’Issy et censure expresse des erreurs choquantes du molinosisme, les Maximes des saints, de Fénelon, se heurtent donc aux États d’oraison, de Bossuet, qui affichent un objectif similaire et scrutent, non sans méfiance, l’origine et les progrès des courants mystiques. Il en résulterait d’innombrables pages de controverses mêlées à des intrigues de palais et de police et au viol des correspondances… Il en résulterait par surcroît la disgrâce de Fénelon, tenu, le 1er août 1697, à se boucler dans son diocèse, et, en janvier 1699, privé des fonctions et du traitement de précepteur des Enfants de France. Une seule voix, cependant, tôt sollicitée par lui, pouvait trancher le débat : celle du pape (malgré les droits de l’Église gallicane en tant que tribunal de première instance). Réclamation hardie, à laquelle Louis XIV acquiesça, mais hasardeuse et impuissante à rebattre les cartes. Après avoir menacé de lasser la patience du roi et des fidèles, un bref du 12 mars 1699, Cum alias, mûri au bout d’une interminable enquête, condamna (modérément !) l’ouvrage de M. de Cambrai.

Quoique fort mortifié, le prélat s’était plié dans l’instant à cet arbitrage souverain, point final de l’affaire du quiétisme et de ce que Bossuet appelait les « fausses spiritualités ». Certes, il remerciait Dieu des coups d’étrivière infligés, disait son besoin d’humiliation. Il souffrait de sécheresse, toutefois, se croyait sans aucune vue d’avenir en ce monde. N’empêche que l’exil (princier d’ailleurs), en le détachant des compagnies, en l’isolant extremi hominum, conférait à sa personne un attrait unique, estimée à Rome même et goûtant le réconfort de ses pénitentes et de ses amis.

L’impression entravée du Télémaque (composé vers 1694, époque de ses dures remontrances à Louis XIV), par la suite l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, à l’adresse du jeune duc de Bourgogne, et les Plans de gouvernement ou « Tables de Chaulnes », dressés en octobre 1711, y ajoutèrent quelque chose de plus : le statut d’une sorte de chef moral de l’opposition, indigné, en dépit de son dévouement sincère à la Couronne, des injustices, des oppressions, et attentif aux maux immérités du peuple laborieux ; en outre, pour la foule de ses diocésains, compatissant et d’une charité inépuisable.

Au milieu des efforts que lui coûtèrent sa poursuite un peu haletante de la perfection, Fénelon avait dû s’occuper de la crise janséniste, rallumée en 1702. Et le fait est qu’il s’y jeta en combattant impavide, en champion de la plénitude de la foi, et qu’à partir de 1713, rangé aux directives de la cour romaine, il apparut comme « l’ange gardien » de la bulle Unigenitus. Résolution inflexible ! Le 7 janvier 1715, ses dernières paroles exprimeront le vœu d’un successeur ferme contre le Jansénisme.