Le génocide des Arméniens est comme la tâche originelle de la Turquie moderne fondée par Atatürk qui a couvert les assassins et, depuis, a toujours nié l’existence de cet abominable crime contre l’humanité.
Le 23 avril 2014, veille de la commémoration annuelle du génocide, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre turc, déclarait : « Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants. » Cette soudaine compassion ouvrait-elle la voie à une reconnaissance officielle du crime immense commis en 1915 par le gouvernement ottoman contre ses ressortissants chrétiens ? À un an du centenaire, cela ressemblait plutôt à une manœuvre destinée à calmer le zèle des descendants des survivants et des militants turcs qui se mobilisent en faveur de la vérité.
Le négationnisme de l’État turc fait corps avec la République instaurée par Atatürk en 1923. Depuis lors, quel que soit son régime, la Turquie persévère dans cette voie, et ceci d’une manière résolue et méthodique. Des moyens considérables sont mis au service de cette politique, à commencer par la glorification des instigateurs du génocide, notamment le principal d’entre eux, Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur du Comité Union et Progrès qui gouvernait le pays en 1915. Outre de nombreux lieux publics portant son nom, un mausolée lui a été édifié en 1943 sur la colline de la Liberté-Eternelle, aménagée en nécropole en plein cœur d’Istamboul par le pouvoir kémaliste afin d’y honorer les héros de la République.
En 2001, l’État a créé un « Comité de coordination pour la lutte contre les allégations sans fondement de génocide ». Présidé par le vice-Premier ministre, il rassemble des représentants des ministères régaliens et de l’armée, le président du Conseil supérieur des Universités, le directeur des services de renseignements, ceux des Archives nationales et du Fonds de promotion de la Turquie, ainsi que le président de l’Institut d’histoire turque. Cet organisme, fondé par Atatürk pour propager la version officielle des événements de 1915, publie des documents où les Arméniens sont présentés comme des traîtres, version qui figure aussi dans les manuels scolaires, de la maternelle à l’université. Quant au Fonds de promotion de la Turquie, il édite des brochures de propagande destinées aux étrangers visitant le pays. Tout cela témoigne d’une « véritable obsession négationniste », notent deux correspondants de presse français, Laure Marchand et Guillaume Perrier, auteurs d’un livre remarquable, fruit d’une enquête très fouillée sur le sujet (1).
Ces mêmes journalistes montrent aussi comment, parallèlement au déni, les autorités turques s’efforcent depuis le début d’effacer toute trace de l’antique présence arménienne dans ce qui était autrefois l’Asie Mineure. Ainsi, l’État a entrepris de turquifier les noms propres de lieux, de famille, etc. En outre, il s’est emparé des biens immobiliers ayant appartenu aux victimes et a favorisé l’acquisition de certains d’entre eux par des personnes privées, au mépris des droits des survivants qui n’ont jamais pu récupérer leurs avoirs. En 1923, de passage à Adana, métropole du sud située au cœur de la riche province cotonnière de Cilicie, où un massacre général de chrétiens avait eu lieu dès 1909, Atatürk s’adressait ainsi aux habitants : « Les Arméniens n’ont pas le moindre droit sur cette terre fertile. Le pays vous appartient à vous, les Turcs. […] Ce pays est historiquement turc, il est donc turc et le restera éternellement. […] Ces terres fertiles sont l’essence profonde et fondamentale de la Turquie » (2).
En 2008 cependant, sous la pression de Bruxelles dans le cadre des négociations en vue de l’adhésion à l’Union européenne, Ankara a adopté une loi sur les biens confisqués, prévoyant leur restitution à leurs propriétaires ou le versement d’indemnités. Mais cette mesure ne concerne que les saisies postérieures à 1936 (en fait, jusqu’à ces dernières années, les spoliations n’ont jamais cessé) et elle n’est censée s’appliquer qu’aux grecs-orthodoxes et aux Arméniens apostoliques mentionnés sous l’appellation « minorités protégées » dans le traité de Lausanne de 1923, acte de reconnaissance internationale de la Turquie républicaine. Ainsi, les Églises de culture syriaque (assyro-chaldéenne et syriaque), absentes de ce traité, ne jouissent d’aucune existence communautaire légale. Ce qui a permis à la Cour suprême en 2012 de dénier tout droit de propriété à l’Église syriaque sur le monastère Saint-Gabriel et ses dépendances, désormais dévolus au Trésor de l’État. Quoi qu’il en soit, malgré le dépôt des listes de biens effectué par les fondations chrétiennes créées à cette fin, conformément au décret de 2011 pris en application de la loi de 2008, cette initiative n’a jusqu’à présent pas abouti. Il est vrai que la restitution des biens volés constituerait une reconnaissance implicite du génocide. Par ailleurs, les chrétiens « protégés » ne bénéficient toujours pas de l’égalité civique avec leurs compatriotes musulmans.
Malgré le négationnisme persistant de l’État, cette question est cependant de moins en moins taboue dans la société turque. Un ouvrage de l’avocate Fethiye Çetin, Le Livre de ma grand-mère, paru à Istamboul en 2004 et plusieurs fois réédité (3), a contribué à la faire sortir de l’ombre. Par la confidence de son aïeule rescapée du génocide, l’auteur a découvert son origine arménienne. Dans un second livre, Les Petits-Enfants, elle a recueilli les récits d’autres Turcs qui, grâce à elle, s’étaient interrogés sur leur véritable identité (4). Lorsqu’ils retrouvent leur arménité, certains demandent le baptême.
Mais l’étape décisive a sans doute été le colloque qui s’est tenu à Istamboul en 2005 malgré l’interdiction officielle, à l’initiative d’historiens indépendants sur le thème « Les Arméniens ottomans au moment du déclin de l’Empire ». Les conférenciers ont remis en cause la position de l’État sur le sujet. Parmi eux, le journaliste arménien Hrant Dink devait payer de sa vie son engagement en faveur d’une réconciliation entre citoyens d’ethnies turque et arménienne, qui ne peut se réaliser que sur l’acceptation de la vérité. Tel est l’objectif du journal bilingue Agos (Le Sillon) qu’il a fondé. Dink recevait des menaces ; il a été tué le 23 janvier 2007. Les circonstances du meurtre ont été camouflées par la justice. Mais, loin d’étouffer le besoin de savoir, ce drame a réveillé bien des consciences. En témoigne le succès de l’appel intitulé « Nous demandons pardon » mis en ligne en 2008 par quatre intellectuels turcs. Le site créé pour recueillir les signatures (30 000 en quelques jours) a été piraté suite à une protestation d’Erdogan contre cette initiative dépourvue, selon lui, de toute légitimité.
La démarche la plus inattendue, mais tellement significative, est sans doute celle d’un éditorialiste influent, Hasan Cemal, auteur de 1915, le génocide arménien, édité en Turquie en 2012. Ayant découvert que son grand-père, Djemal Pacha, assassiné par des Arméniens, était l’un des compagnons de Talaat Pacha dans le gouvernement Jeune-Turc qui ordonna l’élimination des chrétiens, Cemal œuvre courageusement au travail de mémoire. Car, selon lui, « la Turquie ne peut pas fuir éternellement son histoire » (5).
Annie Laurent
(1) La Turquie et le fantôme arménien, Éd. Solin-Actes Sud, 2013. (2) Id. p. 154. (3) Ed. de l’Aube, 2006. (4) Actes Sud, 2011. (5) Cité par Hélène Kosséian, L’Arménie au cœur de la mémoire, Ed. du Rocher, 2015, p. 188.