Liban : nouveau départ

Le Liban a enfin un président, après plus de deux ans de crise politique. Explications d’une situation complexe et de ce qui a permis de la dénouer.

Le 31 octobre dernier, la plus longue vacance présidentielle de l’histoire contemporaine du Liban, qui durait depuis le 24 mai 2014, date de la fin du mandat de l’ancien chef de l’État, le général Michel Sleiman, s’est enfin achevée. Il aura fallu attendre la convocation de la 46ème séance par le président de la Chambre, Nabih Berri, pour que les députés, auxquels incombe la responsabilité de l’élection du président de la République, se mettent d’accord sur le nom du général Michel Aoun. L’échec des précédentes convocations résultait de l’absence de quorum, soit les deux tiers des 128 députés, requis pour valider le scrutin. Le nécessaire consensus a donc été très difficile à trouver, aussi bien en raison des clivages politico-confessionnels qui caractérisent la société libanaise que des rivalités régionales et de leurs répercussions sur la scène politique du pays du Cèdre. Élu avec 83 voix sur les 127 députés présents dans l’hémicycle, Michel Aoun doit désormais accomplir un mandat de six ans, non renouvelable.

Avec lui, c’est une personnalité qui a profondément marqué les dernières décennies de la vie politique libanaise, tantôt pour le meilleur, tantôt pour l’incertain. En accédant à la magistrature suprême, le nouveau chef de l’État, âgé de 81 ans, issu d’un milieu modeste, réalise une ambition à laquelle il s’est accroché avec une inlassable obstination. Ce long chemin a commencé en septembre 1988. Devant le blocage du Parlement dû aux ingérences du régime syrien d’Hafez El-Assad dont l’armée occupait le Liban depuis 1976 et qui cherchait à imposer un homme-lige, le président sortant, Amine Gemayel, conformément à une coutume constitutionnelle, nomma le général Aoun Premier ministre intérimaire afin de maintenir un maronite à la tête de l’exécutif. Le choix de Aoun se justifiait. Après qu’au début de la guerre, dès 1975, l’armée libanaise avait perdu son unité, il avait su reconstituer la cohésion confessionnelle de la 8ème brigade qu’il commandait, ce qui lui avait valu d’être promu à la tête de l’armée en 1984.

En mars 1989, surprenant ses compatriotes autant que les pays amis du Liban, dont la France – celle-ci l’informa ne pouvoir lui apporter aucun soutien diplomatique –, le général déclencha une guerre de libération contre l’armée syrienne qui stationnait sur une partie du territoire. Cette dernière répliqua en exerçant une terreur impitoyable dans les villes et les campagnes, surtout dans les régions chrétiennes défendues par la milice des Forces Libanaises (FL) fondée par Béchir Gemayel pour résister à l’occupation. Cet épisode tragique se termina par un fiasco politique. À l’automne suivant, l’Arabie Séoudite, de concert avec les pays intéressés par la stabilité du pays du Cèdre, convoqua à Taëf les députés libanais auxquels fut imposée l’adoption d’une révision institutionnelle qui consistait à transférer l’essentiel du pouvoir exécutif du président de la République au Conseil des ministres, présidé par un sunnite. Cette réforme fut inscrite dans une nouvelle Constitution. Aoun la refusa et demeura dans le palais présidentiel de Baabda, s’opposant alors au chef des FL, Samir Geagea qui, pour sa part, avait accepté l’accord de Taëf tout en refusant de collaborer avec les Syriens. Une terrible guerre fratricide s’ensuivit durant l’année 1990. Les deux ennemis chrétiens en payèrent un prix très lourd. Le 13 octobre, Aoun dut quitter le palais bombardé par l’aviation syrienne, le régime de Damas se voyant ainsi récompensé d’avoir participé à la coalition internationale contre Saddam Hussein, qui avait envahi le Koweït. Réfugié à l’ambassade de France, condamné à l’exil par la justice de son pays, le général s’établit à Marseille puis à Paris, d’où il continua d’entretenir la flamme de ses partisans. Pendant ce temps, son rival, Geagea, était emprisonné au ministère de la Défense près de Beyrouth, où il passa onze ans.

Début 2005, l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, populaire parce qu’avec son immense fortune il s’employait à reconstruire la capitale, mais opposé au président syrien Bachar El-Assad après avoir été son allié, entraîna un énorme soulèvement patriotique, la « révolution du cèdre », qui contraignit l’armée de Damas à évacuer le Liban. Michel Aoun put rentrer chez lui et reprendre l’action politique sous l’étiquette de son parti, le Courant patriotique libre (CPL), représenté au Parlement et au gouvernement.

En 2006, à la surprise générale, le dirigeant maronite signa un pacte avec le Hezbollah (Parti de Dieu), formation politico-militaire chiite créée en 1982 à l’initiative de l’Iran alors dirigé par l’ayatollah Khomeyni, instigateur de la révolution de 1979 contre le régime du chah Mohamed-Reza Pahlavi. Officiellement, le Hezbollah avait pour mission de pallier les insuffisances de l’armée dans la lutte contre Israël qui occupait le Liban-Sud depuis 1978. Plus fondamentalement, il s’agissait de soutenir la communauté chiite dans son désir d’émancipation face au sunnisme qui occupait la première place dans l’islam libanais depuis l’indépendance, proclamée en 1943. Le Pacte national qui consacra celle-ci avait en effet été conclu entre un maronite, Béchara El-Khoury, représentant la chrétienté locale, et un musulman sunnite, Riad El-Sohl, parlant au nom de l’islam. Le système confessionnel instauré dans la foulée pour permettre à toutes les communautés de participer à la gestion de l’État n’excluait pas les chiites puisqu’il réservait à l’un de leurs membres la présidence du Parlement. Mais cela n’empêchait pas les frustrations. Avec Khomeyni, l’heure de la revanche sur les sunnites semblait avoir sonné, comme d’ailleurs partout au Proche-Orient. Grâce aux cadres religieux venus de Téhéran, aux largesses financières, encourageant notamment une politique nataliste, le port du tchador et la création d’écoles privées, ainsi qu’à l’armement octroyé par la République islamique, le Hezbollah entreprit de redonner aux chiites libanais une fierté humiliée.

Le chef de la résistance chrétienne, Béchir Gemayel, élu président en 1982 et assassiné quelques jours plus tard, sensible à la cause chiite, prévoyait d’accorder une meilleure place à cette communauté au sein des institutions publiques, ceci lui paraissant d’autant plus justifié qu’elle avait lutté contre les combattants palestiniens, majoritairement sunnites, lorsque ceux-ci, soutenus par leurs coreligionnaires libanais, avaient envisagé de faire du pays du Cèdre une patrie de rechange. Telle fut la cause principale du déclenchement de la guerre du Liban, en 1975. L’orientation pro-chiite du général Aoun semblait donc s’inscrire dans la ligne de Gemayel. Mais le Hezbollah ne représente pas tous les chiites, certains lui étant même ouvertement hostiles. En outre, ce parti surarmé s’est érigé en État dans l’État, imposant ses propres options, y compris militaires, comme en 2006 lorsqu’il provoqua une guerre contre Israël, mettant le gouvernement et son partenaire Aoun devant le fait accompli. Depuis 2012, malgré l’approbation par les ministres du Parti de Dieu de la Déclaration de Baabda proclamant la neutralité du Liban dans la guerre civile en Syrie, ses miliciens combattent les rebelles anti-Assad.

LES RAISONS DU BLOCAGE
Ainsi, le général Aoun s’est placé dans le camp chiite, devenant par procuration l’allié de l’Iran en conflit avec le monde sunnite. Pour sa part, Samir Geagea a choisi le camp sunnite du Courant du Futur dirigé par Saad Hariri, fils de Rafic. Le face-à-face de ces deux coalitions a constitué l’un des facteurs décisifs du blocage de l’élection présidentielle, Geagea, Hariri et les autres partis membres de leur cartel refusant de voter pour Michel Aoun. Pour autant, le Hezbollah, tout en affirmant son choix pour ce dernier, a boycotté toutes les séances parlementaires convoquées pour le vote, sauf la dernière donc.

La situation a commencé à se dégager en janvier 2016. Comprenant que le vide persistant devenait dangereux car il permettait au Hezbollah d’agir à sa guise, Geagea s’est alors réconcilié avec son ancien ennemi maronite tout en appuyant sa candidature. Au terme de revirements inattendus, Hariri l’a imité le 20 octobre, suivi par les autres anti-Aoun, obtenant en contrepartie l’assurance qu’il serait désigné Premier ministre. Mis au pied du mur, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Parti de Dieu, ne pouvait plus faire durer le blocage. Le 23 octobre, il a rejoint le consensus.
Dans son discours d’investiture, le nouveau président a énoncé les priorités de son mandat : assainir le fonctionnement de l’administration et des services publics où règnent la corruption et l’incurie ; redresser l’économie ; résoudre les problèmes de sécurité engendrés par la présence d’un million et demi de réfugiés syriens, majoritairement sunnites (leur éventuelle naturalisation, proposée dans certaines instances internationales, entraînerait un très grave déséquilibre confessionnel). Michel Aoun a aussi assuré vouloir renforcer l’armée et garder le Liban « à l’écart des conflits extérieurs ». Juste avant l’élection, en échange de l’appui de Hariri, il lui a promis une « neutralité totale » par rapport à la crise syrienne. Mais H. Nasrallah a réagi à cet accord en affirmant que ses combattants ne se retireraient de Syrie « que lorsqu’une victoire [d’Assad] aura été remportée ». Pour l’heure, c’est donc dans sa capacité à s’imposer au Hezbollah, son encombrant et puissant allié chiite, que Michel Aoun est attendu.