Selon la vulgate moderniste (qu’elle soit d’inspiration marxiste ou libérale), les phénomènes religieux semblaient devoir se dissoudre dans une humanité enfin épanouie et adulte. Le progrès des sciences et des techniques, le développement de l’instruction, la croissance économique, l’amélioration des conditions de vie que le sens de l’histoire allait nécessairement générer étaient censés condamner à terme ce résidu de l’ancienne condition humaine. Or force est de constater qu’il n’en est rien et que ce que l’on nomme de manière volontairement confuse « le religieux » demeure ; signe qu’il est un invariant anthropologique, indispensable pour saisir la complexité du monde et l’âme d’un peuple. La société française n’est pas épargnée par ce phénomène de résilience, mais en raison de son histoire intellectuelle et politique, elle se trouve devant une difficulté spécifique pour l’appréhender. La question pourrait être formulée de la manière suivante : faut-il aborder la question religieuse de manière indifférenciée et donc mettre sur le même plan, au nom de la laïcité, islam et catholicisme ; ou bien faut-il considérer qu’en raison de leur contenu respectif et de l’histoire de notre pays, on ne peut les aborder d’un point de vue neutre et surplombant ?
Certains affirment qu’au nom du « principe de laïcité », la République doit faire aujourd’hui avec l’islam ce qu’elle a fait jadis avec les autres religions, principalement le catholicisme. Face à la montée de l’islamisation de la société, toute tergiversation engendrerait à plus ou moins long terme une fragmentation du corps social et une guerre civile. Le présupposé doctrinal d’une telle approche est que toutes les religions ne sont que des versions superficielles d’une même réalité, à savoir la tradition religieuse immanente à l’humanité. Cette approche de type maçonnique peut se revendiquer du philosophe allemand G.E. Lessing (1729-1781). L’esprit humain possède une autonomie qui ultimement se manifestera et par laquelle sera assumé et dépassé ce qu’il y a de meilleur dans le phénomène religieux.
Cela tend à occulter la singularité de chacune des religions présentes dans notre pays et entretient surtout l’illusion que la République française ne plonge ses racines dans aucune terre culturelle et mentale. Si l’on considère que l’islam, en raison de sa nature, pose aujourd’hui des problèmes spécifiques à notre société laïque, la volonté d’organiser « l’islam de France » exige de légiférer et d’imposer des limites. Or, selon notre Constitution, la loi devant être impersonnelle et générale ne peut concerner telle religion seulement. Dès lors, pour limiter le pouvoir culturel et social de l’islam, certains politiques et intellectuels exigent de laïciser davantage l’espace public et de cantonner toujours plus « le religieux » à la seule sphère privée.
Or plus l’État républicain laïcise l’espace public et la culture, plus il contribue à couper la société française actuelle de sa matrice chrétienne. Cela risque d’avoir deux conséquences principales. Premièrement, la laïcité institutionnelle a été rendue possible dans les sociétés animées par le christianisme distinguant Dieu et César. Mais depuis les années 1880, le laïcisme maçonnique a tout fait pour réduire également l’influence chrétienne dans les âmes et dans la société ; avec le succès que l’on connaît. Le résultat de cette extension indue est sous nos yeux : rendre paradoxalement de plus en plus obscure cette distinction entre le politique et le religieux. Deuxièmement, une telle laïcisation de la culture et des mœurs entretient un immense vide existentiel. Celui-ci suscite un appel d’air en faveur de l’islam, religion apparaissant à beaucoup la plus dynamique et la plus apte à répondre aux différents défis politiques et anthropologiques de notre époque traversée par les vents violents de la mondialisation individualiste.
Notre société est à la croisée des chemins. Va-t-elle encore s’enfoncer dans une approche procédurale qui la condamne à se nier elle-même ? Ou bien va-t-elle, à l’occasion de cette situation inédite, redécouvrir ses racines chrétiennes et les laisser de nouveau l’irriguer ? Cet enjeu civilisationnel exige de la part des catholiques français une pureté d’âme et une rectitude de l’intelligence, pour éviter le piège de l’instrumentalisation politique de la foi et celui de l’angélisme refusant d’assumer la nature politique de leur humanité.
Thibaud Collin est agrégé de philosophie, il enseigne en classe préparatoire au lycée Stanislas à Paris, il est l’auteur d’essais sur la laïcité, le « mariage gay »… Dernier ouvrage paru : Divorcés remariés. L’Église va-t-elle (enfin) évoluer ? Desclée de Brouwer, 2014.
LA NEF n°289 Février 2017