Jean Luc Gréau © L'Expansion

Sortir de l’idéologie libérale

Économiste, ancien expert du Medef, Jean-Luc Gréau a notamment publié La trahison des économistes (Gallimard-Le débat, 2008). Il fait partie des économistes qui osent braver le consensus de l’« économiquement correct » qui nous conduit droit dans le mur. Entretien.

La Nef – Comment nos économies avancées ont-elles pu connaître une telle crise économique et financière ?
Jean-Luc Gréau – Cette situation est le fruit d’une « expérience libérale » marquée par la subordination des entreprises aux exigences des marchés financiers et la mise en concurrence des économies sur le critère du moindre coût salarial.
C’est dès 1971 que l’économiste Milton Friedman a défendu pour la première fois l’idée que l’entreprise était d’abord au service de l’actionnaire. Il publie alors un article où il soutient que l’entreprise doit échapper à l’influence dangereuse de ses partenaires économiques, et tout spécialement de ses salariés organisés. Friedman demande donc que l’entreprise soit nommément reconnue comme un « money maker », tout devant être subordonné à l’impératif de la maximisation du profit et de la valeur des actions.
La politique salariale des entreprises, qui avait connu une période de grande générosité, va s’inverser : les gains de productivité ne seront plus distribués, ou de plus en plus chichement. Une déflation salariale rampante est à l’œuvre dans les économies occidentales dès la fin de la décennie du grand tournant libéral des années 80.

Vous évoquiez aussi la concurrence des pays au travail sous-rémunéré ?
En effet, un deuxième facteur, étroitement relié au premier, renforce la tendance à la déflation salariale. Les pays émergents, principalement situés en Asie, deviennent des terres d’élection pour la production à bas coût d’un nombre croissant de biens manufacturés, voire de certains services exportables, alors même que les marchés naissants de ces nations permettent d’espérer y écouler une partie des nouvelles productions délocalisées sur place.
Mais, tandis que les délocalisations sont venues gonfler les profits comptables des entreprises concernées, la déflation salariale s’est intensifiée par étapes. À partir de la décennie 90, la part du travail, toutes catégories confondues, baisse sensiblement dans la quasi-totalité des pays industriels pour atteindre désormais les plus bas niveaux historiques avec une moyenne de l’ordre de 55 % de la valeur ajoutée, selon les données diffusées par l’OCDE ou le BIT, alors qu’elle se situait à 70 % à la fin de la décennie 70. Le travailleur, dans les pays développés comme dans les pays pauvres, est donc le perdant radical du libre-échange mondial.
Cette déflation a longtemps échappé aux regards. Pour beaucoup, la crise de la demande telle que Keynes l’avait diagnostiquée avait été définitivement conjurée. Il est vrai que la compression des rémunérations n’a pas ouvert spontanément la voie à la crise classique des débouchés qu’elle contient dans son principe. Les économistes les plus en vue sont restés inattentifs au facteur crucial qui permettait l’équilibrage approximatif de la production et de la demande : l’endettement immodéré de nombreux ménages en Occident.
La déflation salariale, conjuguée à l’endettement excessif des ménages, a fini par provoquer la crise de la demande, mais avec une force et dans un contexte qui en rendent la sortie problématique. La crise des marchés hypothécaires de différents pays (États-Unis en tête), sur lesquels reposait le principal mécanisme d’endettement, a engendré une chute de la demande privée si brutale que les États ont dû se porter en catastrophe à son secours, en déséquilibrant fortement leurs propres comptes. Ainsi, la crise de la dette privée s’est répercutée sur les comptes publics à travers trois mécanismes : socialisation des pertes bancaires, affaissement des recettes fiscales, engagements financiers des gouvernements pour conjurer la dépression en soutenant la demande privée et publique. La dette publique des pays du G7 a ainsi augmenté de moitié entre 2007 et 2010.

Tout cela semble insoluble, comment sortir de cette crise ?
Nous ne pouvons compter sur l’artifice qui a consisté à favoriser l’endettement des ménages pour réanimer la demande et inscrire les économies sur une trajectoire de croissance durable. La corde est cassée. Pour cela, il nous faudra trouver les moyens d’une revalorisation du travail et commencer par opérer ladite revalorisation chez nous.
Soulignons d’emblée que le discours majoritaire, voire exclusif, de la corporation des économistes nous enjoint de chercher une issue en sens contraire. Déniant toute hypothèse de crise de la demande, réitérant sans relâche l’impératif de la compétitivité, ils ont établi une prescription à base de réductions supplémentaires des rémunérations, de coupes dans les dépenses publiques, de transfert des charges fiscales des entreprises vers les ménages, de liquidation pure et simple des secteurs économiques les plus vulnérables à la concurrence asiatique. Ils entendent que le mal soit traité par le mal.
Nous n’insisterons que sur deux points cruciaux de leur raisonnement.
Premier point : au moment où les comptes publics affichent un état de dégradation sans précédent, pour lequel l’affaissement des recettes fiscales prélevées sur l’économie a joué un rôle décisif, comment peut-on proposer une solution d’ensemble dont le résultat manifeste sera de contracter les bases économiques du prélèvement public, en sacrifiant l’emploi, les rémunérations et en surchargeant des ménages aux ressources amoindries qui ont souvent du mal à faire face à leurs échéances ? Prenons conscience que la crise a porté atteinte aux capacités des trois catégories d’agents économiques : entreprises, ménages, administrations. Toute solution qui consisterait à décharger une catégorie d’agents pour surcharger une autre catégorie, au seul nom de la compétitivité, nous exposerait à une rechute à brève échéance et à un nouvel affaissement de l’ensemble économique.
Deuxième point : l’abandon des industries classiques. Nous avons presque tous compris, à l’occasion de la crise, comment l’industrie, en dépit des apparences statistiques, jouait toujours un rôle moteur alors que les services financiers, hypertrophiés et mal gérés, étaient devenus un poids et une source de dangers pour l’ensemble économique. Il semble nécessaire de renverser la vapeur et de permettre le maintien ou le développement, sur le site européen, de toute la gamme des industries classiques ou nouvelles, et des services qui leur sont dédiés. Posons la nécessité de la réindustrialisation du site européen, qui sera source d’un rééquilibrage global des économies et de maintien d’emplois voués à devenir de plus en plus productifs.

Vous évoquiez la nécessité de revaloriser le travail : comment y parvenir avec la concurrence des pays émergents ?
Pour vous répondre, il faut poser la double question de la compétitivité monétaire et de la protection commerciale de l’Europe.
Il existe un grave problème monétaire, à la fois mondial et spécifiquement européen. Il faudrait en effet reconstruire un système monétaire international plus stable en commençant déjà par obtenir une parité dollar-euro plus réaliste et plus équitable. Néanmoins, l’avenir de l’euro est désor­mais hypothéqué par l’inaction de nos dirigeants et je vois mal comment on pourrait éviter une sortie de l’euro pour la Grèce et les pays du sud de l’Europe. La France, dont l’industrie ne représente plus que 40 % de celle de l’Allemagne, est également concernée. Pour bien faire, il faudrait que cette sortie soit aussi concertée et ordonnée que possible, mais on se heurte là à un véritable tabou ! Cela impliquerait de faire prévaloir les décisions réfléchies et négociées des autorités publiques sur les jeux des traders du marché des changes.
Le second problème concerne les excédents commerciaux chinois qui ne cessent de gonfler. L’Europe ne doit plus écouter les sirènes libre-échangistes qui la conduisent à maintenir une relation de plus en plus déséquilibrée avec la Chine en pleine ascension. Elle peut aborder la question sur un mode non conflictuel au départ en insistant auprès de Pékin pour que l’économie locale s’oriente vers un schéma de croissance de plus en plus tourné vers la demande intérieure, grâce à la revalorisation du travail et au renforcement de la protection sociale. À défaut de cette réorientation, l’Europe réaffirmerait son droit à protéger ses marchés d’une concurrence déséquilibrante, par la mise en place de tarifs douaniers ajustés pour compenser les écarts effectifs de coûts de production.
Simultanément, et afin d’écarter l’accusation de vouloir bâtir une « forteresse Europe », les dirigeants européens pourraient inscrire formellement dans les Traités de l’Union le principe de la liberté des investissements productifs. Toute entreprise non européenne se verrait garantir l’accès à nos territoires pour y produire ce qu’elle sait faire, mais aux conditions sociales, fiscales et environnementales du marché unique européen. Ainsi, protection commerciale ne rimerait pas, comme certains l’affirment hâtivement, avec refus frileux de la concurrence, mais avec concurrence pour de bon, « loyale et non faussée ».

Propos recueillis par Christophe Geffroy

© LA NEF n°235 Mars 2012