Économie, civilisation, démocratie : le mot « crise » a tout envahi. Pas un article, pas un discours, sans que l’expression ne revienne, au point qu’on ne sait plus très bien ce que désigne, au juste, ce mot. « À l’origine, krisis signifie décision : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic. Aujourd’hui crise signifie indécision » (Edgar Morin, 1976). Comme si la « crise » n’était plus ce moment de bascule entre deux extrêmes (la vie ou la mort chez Hippocrate), mais une sorte d’état stationnaire, interminable et incertaine agonie. Comme si la « crise », naguère étape intermédiaire, période transitoire, funeste ou positive, mais toujours exceptionnelle, était devenue la norme anxiogène de nos sociétés liquides.
En effet, puisque la « crise économique » correspond à la non-augmentation du PIB, force est de constater que notre pays est « en crise » depuis la fin des Trente Glorieuses, soit maintenant près d’un demi-siècle. Le modèle est moribond, mais rien n’est fait pour le changer. On attend le retour de la Croissance, deux ex machina, comme d’autres Godot. Appliqué aux enjeux écologiques, le terme « crise » apparaît encore moins approprié : l’écologie, « science des conditions d’existence », n’est pas une donnée conjoncturelle, mais relève de tendances lourdes qui ne peuvent être appréhendées que de manière globale. Parce que la nature est un tout organique, reposant sur des équilibres fragiles et complexes, lorsque des écosystèmes entiers sont détruits de manière irrémédiable par l’activité humaine, il ne s’agit pas d’une « crise », aux effets ponctuels et qui pourrait être résolue, mais d’un désastre, ayant des conséquences sur tous les milieux environnants. Tchernobyl, trente ans après, n’est pas près de se remettre de l’accident nucléaire qui a propagé dans l’atmosphère l’équivalent radioactif de 400 fois la bombe d’Hiroshima.
Une crise qui dure, qui s’éternise (au point d’englober une génération entière), n’est plus une crise, mais un cataclysme, plus ou moins spectaculaire. Or, des premiers lanceurs d’alerte au XIXe siècle jusqu’au pape François, la situation n’a fait que s’aggraver, l’activité humaine globale s’avérant de plus en plus destructrice pour la biosphère. Le catastrophisme, et c’est bien compréhensible, a mauvaise presse. Mais l’optimisme ne vaut pas mieux que son reflet inversé : prenons garde aux mots qui, comme « crise » ou « développement durable », peuvent servir de cache-misère marketing, participer d’un déni de réel, en entretenant l’illusion d’une réversibilité. La décroissance, à laquelle le pape invite « dans certaines régions du monde », est souvent décriée comme trop négative. Ce terme provocateur a le mérite de souligner l’urgence d’un rééquilibrage, d’une modération, car si la nature s’adapte, elle a son rythme propre et ses limites irréductibles qu’il incombe à l’homme de respecter s’il veut vivre avec elle en bonne intelligence. Mais un système de production/consommation fondé sur la rentabilité maximale, qui justifie tous les moyens à cette seule fin, ne peut concevoir la nature autrement que comme une matière corvéable à merci. Les 50 millions de poussins mâles broyés chaque année dans les élevages en batterie en témoignent éloquemment.
D’un point de vue écologique, le fait est que l’ère industrielle nous propulse moins dans un moment de « crise » que dans un temps de ruine. Dans Laudato si’, le pape François souligne la gravité des déséquilibres, parfois définitifs, provoqués par notre « frénésie mégalomane ». Certains déséquilibres sont hélas définitifs. Pollution, changements climatiques, surexploitation des ressources naturelles, appauvrissement de la biodiversité : « Nous n’avons jamais autant maltraité notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles. » De fait, au moment où j’écris ces lignes, nous avons déjà consommé l’ensemble des ressources naturelles renouvelables que notre planète aura produites en 2015. Chaque année un peu plus tôt, l’ONG Global Footprint Network établit la date symbolique (nécessairement approximative) de ce « jour de dépassement », en comparant l’empreinte écologique humaine avec la biocapacité de la planète, c’est-à-dire sa capacité à régénérer ses ressources et absorber les déchets (CO2…).
La menace n’est pas à venir, elle est là. On peut bien sûr continuer à vivre comme si de rien n’était, sans rien changer à nos petites habitudes. Nous ne connaîtrons sans doute pas la fin du monde, mais nous aurons contribué à faire disparaître de nombreux mondes, des microcosmes… D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du destin des plantes ou des animaux, mais de celui des populations les plus pauvres, premières victimes des bouleversements écologiques.
La nature n’est pas fragilisée, elle est dévastée, pillée. Bien sûr, elle en a connu d’autres. D’innombrables catastrophes l’ont secouée : éruptions, météores, changements climatiques, séismes… Elle s’en remettra. Nous peut-être pas. Cinq extinctions massives ont déjà eu lieu (la dernière concernant les dinosaures), la sixième qui, selon une équipe d’universitaires américains a déjà commencé, pourrait nous concerner rapidement… Nul ne sait de quoi demain sera fait. Ce qui est sûr, c’est que le désastre actuel est le nôtre : il est de notre fait, il touche toute la famille humaine. Des pesticides à la déforestation en passant par les manipulations génétiques, ce ne sont plus les forces arbitraires de la nature qui sont en cause, c’est notre seule responsabilité. Si nous voulons « sauvegarder notre maison commune » pour continuer l’aventure humaine, ce n’est pas une énième réforme qu’il nous faut, fût-elle structurelle, c’est une conversion radicale, individuelle et collective, de nos modes de pensée et de vie. Pour qu’on cesse d’appeler « croissance » ce qui est une razzia, et « crise » ce qui est un fléau. Pour que, face à la démesure contemporaine, l’économie soit vraiment une « bonne gestion de la maison ». Pour que la décroissance matérielle, nécessité vitale, favorise enfin une nouvelle croissance humaine et spirituelle, fondée sur l’espérance d’une Création réconciliée.
Gaultier Bès
LA NEF n°273 Septembre 2015