«Partout où les femmes ont agi contre la destruction écologique et/ou contre la menace d’une annihilation atomique, elles ont immédiatement compris le rapport entre la domination patriarcale contre les femmes, les autres peuples et la nature, et le fait qu’en défiant ce patriarcat, nous sommes loyales envers les générations futures, envers la vie et envers cette planète elle-même. Nous en avons une compréhension profonde et particulière, à la fois au travers de nos natures et de nos expériences de femmes. »
Voilà l’intuition fondamentale que défendent Vandana Shiva et Maria Mies dans leur ouvrage Ecoféminisme, véritable manifeste pour une vision écologique du féminisme, et féminine de l’écologie. Il s’agit de montrer, par-delà les mots, que la domination de l’homme sur la femme et la domination de l’homme sur la nature ne sont que le revers d’une même médaille : le productivisme technicien qui considère toute chose comme un matériau à soumettre. Le double combat de Vandana Shiva contre les OGM et la reproduction artificielle est emblématique de cette convergence des luttes. Pour la militante indienne, les grandes firmes OGM et les usines de mères-porteuses participent d’une même commercialisation du vivant, rendue possible par sa manipulation technique. D’un côté, les multinationales s’approprient les semences végétales autrefois gratuites pour les revendre aux petits paysans démunis. De l’autre, des laboratoires peu scrupuleux organisent un lucratif trafic de semences humaines, d’embryons occidentaux et de ventres indiens. Dans les deux cas, les femmes sont les premières victimes de cette emprise masculine de l’homme sur le vivant.
Vandana Shiva a d’abord eu cette intuition en observant la résistance, en 1973, des Indiennes Chipko contre l’exploitation industrielle de leurs forêts. Enlaçant les arbres pour les protéger, elles semblaient ainsi signifier aux entrepreneurs occidentaux l’union résistante entre la nature, les femmes et les peuples du Sud contre la domination des hommes blancs sur une planète réduite à un matériau rentable. Ce mouvement des Indiens Chipko marque durablement Vandana Shiva et pousse cette physicienne spécialisée dans le nucléaire à s’engager pour la triple cause des femmes indiennes, de leur environnement et de leur culture traditionnelle. Elle fonde en 1991 l’association Navdanya, un système de prêt bancaire qui permet aux agriculteurs indiens (en majorité des agricultrices), de résister à l’industrie agrochimique grâce à une banque de semences libres. Le système agricole traditionnel indien est en effet fondé sur un système d’échange et une communauté de travail dans lequel les femmes occupent une place centrale. L’idée de Vandana Shiva, et à sa suite des féministes écologistes, est que l’agriculture productiviste, techniciste et transgénique, détruit ces équilibres sociaux et naturels. À l’interdépendance quasi organique des membres de la communauté entre eux, et à la nature, elle substitue la dépendance unilatérale d’un seul paysan à la firme multinationale qui lui vend semences et tracteurs. Dans cette relation univoque de l’agriculteur à l’entreprise, il n’y a plus de place pour la femme, qui se chargeait traditionnellement de gérer toutes les ressources naturelles comme l’eau, le fourrage, les combustibles et les fruits.
Mieux, dès lors que l’on cesse de respecter la nature, dès lors que l’on entreprend de la modifier à son profit, on en vient rapidement à mépriser le corps de la femme, réduit, lui aussi, à un ensemble de mécanismes neutres que l’on peut exploiter. Rappelons-nous que le mot nature lui-même provient du verbe latin nascor, naître. Le corps féminin comme matrice, lieu de notre naissance à tous, est au premier plan de la lutte de l’homme contre la nature. C’est donc tout naturellement que Vandana Shiva est passée de la défense des petits producteurs indiens à la dénonciation du trafic de mères-porteuses qui prospère dans son pays. On exploite l’utérus des femmes selon la même logique qui sous-tend l’agriculture intensive. On vend ce qui est gratuit : semences de plantes, semences d’enfants. On dissocie ce qui était uni : la communauté humaine et son environnement, la femme et son corps, portant l’enfant d’une autre. On domine ce qui nous dépasse : la nature qui nous englobe, la naissance qui nous précède.
On voit bien alors que les liens entre écologie et féminisme transcendent largement le cas des petites exploitantes indiennes. Écologie et féminisme sont la réponse nécessaire à une même blessure, celle de l’homme face aux conditions de son existence. Nous ne pourrions pas vivre sans la planète comme notre milieu, et sans la femme comme notre origine. C’est bien cette double dépendance que ne supporte pas celui qui voudrait s’émanciper à la fois des contraintes de notre environnement et des contraintes de notre espèce : rêves d’un univers virtuel, d’un corps illimité, d’une renaissance sans reproduction, dans l’infini d’un cyberespace où tout devient machine performante.
Si la femme est la première victime de ces fantasmes transhumanistes, c’est parce qu’elle incarne ce mystère de la grossesse qui fait dépendre chacun d’une nature qui le surpasse. En ce sens, écologie et féminisme en appellent tous deux au respect de notre incarnation : parce que nous avons un corps, il importe de protéger les lieux où nous vivons et la chair que nous habitons, la chair dont nous provenons, la chair qui distingue les hommes des machines, les hommes des femmes, cette chair émiettée, virtualisée, gavée d’OGM et de pesticides, mise en éprouvette, chair de femmes qui éprouvent à fleur de peau toutes les violations qu’une société hors-sol fait subir à la nature. Comme l’écrit Françoise d’Eaubonne, inventeur de l’expression « écoféminisme », dans Le Féminisme ou la mort : « On est bien obligé de constater qu’en s’appropriant la fécondité (des femmes) et la fertilité (du sol) ce sont les hommes et la société patriarcale qui nous ont menés à cette double catastrophe. »
Marianne Durano
Gaultier Bès, Marianne Durano et Axel Norgaard Rokvam ont publié Nos limites. Pour une écologie intégrale, Le Centurion, 2014, 112 pages, 3,95 e.
LA NEF n°273 Septembre 2015