Les nationalistes irlandais, par leur pugnacité, finirent par obtenir un État libre par le traité de Londres en décembre 1921, mais le prix à payer fut lourd. Analyse.
L’Irlande a beaucoup changé depuis ce matin de Pâques 1916 où l’agitation a gagné les rues de Dublin. La belle île verte conserve certes ses magnifiques paysages, beaucoup plus variés d’ailleurs que les standards touristiques le laissent souvent entendre. Elle a certes connu un développement économique exceptionnel avant de connaître, elle aussi, la récession. Elle s’est aussi donnée à l’Europe, tant il est vrai que ses humbles vêtements laissaient percevoir des atours alléchants.
Mais, comment lui en vouloir, à cette île, à la fois fière et belle ? Pendant six siècles, elle a connu l’occupation d’une puissance ennemie qui lui a non seulement imposé sa présence, mais ses modes de vie et sa religion. Elle a été littéralement vidée de son sang et de son avenir par la terrible famine qui l’a frappée entre 1845 et 1852. Un traumatisme profond, ancré inconsciemment dans les mémoires. Mais peut-être, au fond, le terrible épisode de cette « Grande famine » ne fut-il que l’un des révélateurs de ce que, malgré l’Acte d’Union de 1800, associant l’Irlande à la Grande-Bretagne, les Irlandais n’étaient finalement pas considérés comme des Britanniques comme les autres.
Les signes n’ont pas manqué pour le dire. On ne rapproche pas deux peuples qui ne le veulent pas, à coup de décrets et de lois, de forces de police et d’occupation militaire. L’histoire, la géographie, la culture et la religion, ces critères qui n’entrent pas dans les statistiques et qui ne sont pas reflétés par les graphiques, le clament pourtant souvent, avant même les décisions politiques.
Le catholicisme irlandais, par exemple, a longtemps été singulier. Il est à l’origine celui de moines et de grands centres monastiques plutôt que celui d’un épiscopat. Et il s’exporta comme le montre la vie étonnante de saint Colomban qui, né en Irlande, a évangélisé les populations du Continent avant de terminer sa vie en Italie. Pendant des siècles, l’Église catholique en Irlande a certes tenté de protéger la population, de préserver les traditions sans toutefois, malgré une période de martyrs, entrer en collision frontale avec le pouvoir anglais.
Paradoxalement, le nationalisme irlandais fut, à partir du XVIIe siècle, porté principalement par les Anglo-Irlandais de confession protestante. Et c’est parmi eux qu’apparaît, au départ, l’idée d’un statut d’autonomie pour l’île, le fameux Home Rule. Constamment rejeté, entre 1875 et 1912, celui-ci fut finalement voté cette année-là, malgré l’opposition des unionistes d’Irlande du Nord, avant que son application soit repoussée après la Première Guerre mondiale qui venait d’éclater.
Qu’aurait été l’avenir de l’Irlande sans la terrible guerre qui a ravagé le Continent entre 1914 et 1918 ? On ne revient pas en arrière et l’uchronie peut être intéressante en littérature, certainement pas en histoire. Mis en place en 1914-1915, le Home Rule aurait-il apaisé les discordes et permis à l’Irlande de rester au sein du vaste empire britannique ?
À vrai dire, l’amplification des tensions serait apparue en Ulster, région majoritairement protestante et qui résumait sa vision des choses par un slogan révélateur : « Home Rule is Rome Rule ». Dès janvier 1913, les unionistes mettent sur pied l’Ulster Volunteers Force (UVF) dont le but est de s’opposer les armes à la main à l’application du statut d’autonomie. Nous sommes là devant un des nombreux paradoxes irlandais. Car aussi Irlandais que leurs frères du Sud, les unionistes veulent imposer à Londres leur volonté d’être Britanniques. La Première Guerre mondiale va donc, d’une certaine manière, cristalliser dans un premier temps le foyer de tensions au Sud de l’Irlande, plutôt qu’au Nord, même si cette dernière partie du pays reste sur ses gardes et a engagé le processus.
Car, au Sud, en réponse à la fondation de l’UVF a été mise sur pied celle des Irish Volunteers. Il s’agit là, au fond, du dernier avatar des nombreux mouvements irlandais visant à plus de liberté, à plus de droits ou, plus clairement, à l’autonomie, voire à l’indépendance. Depuis les pamphlets ravageurs des Anglo-Irlandais protestants jusqu’aux revendications culturelles de la Gael League en faveur de l’usage de la langue nationale, en passant par les United Irishmen, la parole envoûtante de Daniel O’Connell ou l’astucieux jeu parlementaire de Parnell, sans oublier les tentatives de soulèvement armé, tel celui que mena en 1803 Robert Emmet ou la fondation du mouvement clandestin de l’Irish Republican Brotherhood (IRB), l’Irlande du Sud n’a cessé de bouillonner de revendications.
Mais, nous touchons là en même temps un autre paradoxe irlandais. Fondés pour défendre le Home Rule, c’est-à-dire au fond la politique votée à Londres, les Irish volunteers vont constituer l’un des fers de lance d’une insurrection en faveur de l’indépendance. Noyautée par les activistes de l’IRB, cette milice est détournée en faveur du soulèvement qui est déclenché le 24 avril 1916, au lendemain de Pâques. Les Volunteers ne sont pas seuls. À eux se joint l’Irish Citizen Army, bras armé des syndicalistes, prêt à en découdre pour imposer une République démocratique.
Les chefs de l’insurrection ne sont autres que les membres du Conseil suprême de l’IRB (Patrick Pearse, Thomas Clarke, Joseph Plunkett, Eamon Ceannt et Sean MacDermott) rejoint par James Connolly, le patron des syndicalistes. Tous ces hommes militent depuis longtemps dans les associations en faveur du renouveau irlandais ou clandestinement pour l’IRB. Comme un grand champ, ils ont labouré le pays d’idées de retour aux traditions ancestrales, linguistiques, culturelles et même sportives, tout en se faisant les porte-voix d’un nationalisme de plus en plus revendicatif. Plus qu’un autre, peut-être, le cheminement de Patrick Pearse incarne toutes ces dimensions. C’est à Pearse que va revenir l’honneur, le 24 avril 1916, de proclamer « au nom de Dieu et des générations disparues », l’indépendance et la République d’Irlande, au matin de ce soulèvement qui allait tragiquement se terminer début mai par l’exécution des meneurs et la déportation des insurgés.
Jeune avocat, doué pour la poésie et la littérature – on vient de publier un de ses écrits inédits en français, Gens du Connemara (1) – Pearse se dévoue de toutes ses forces pour la diffusion et l’enseignement du gaélique. Il va jusqu’à fonder deux écoles pour relever le pari d’un enseignement irlandais, d’un haut niveau scolaire. Partisan du Home Rule, membre des Irish Volunteers, sa vie bascule quand il rejoint l’IRB avant de devenir commandant en chef des forces de la République d’Irlande et président du gouvernement provisoire. Il incarne magnifiquement ce processus historique qui a d’abord tenté de rendre les « Irlandais à l’Irlande », en leur permettant de retrouver leur langue, leurs mœurs et leur culture, avant de vouloir rendre « l’Irlande aux Irlandais » par un couronnement politique auquel aspirait le soulèvement de 1916.
Celui-ci fut-il un échec ? Oui, sur le moment, sans aucun doute. Mais, paradoxe, de la défaite allait naître le succès, en partie à cause des Britanniques eux-mêmes. Tout d’abord, la terrible répression qui frappa les insurgés retourna la masse des Irlandais qui jusqu’ici s’était montrée indifférente et même hostile aux agitations nationalistes. Ensuite, dès les premières heures de l’insurrection, Londres avait mis en cause un petit parti irlandais, le Sinn Féin. Non seulement celui-ci n’était pas encore républicain, mais ses dirigeants étaient opposés à l’idée d’une insurrection. Mais quand celle-ci fut réprimée et que des élections eurent lieu, le Sinn Féin, devenu le porte-étendard des nationalistes, remporta les élections.
Fort de ce succès, les nouveaux élus firent sécession et entrèrent dans le processus douloureux qui devait conduire en 1922 à la naissance de l’État libre d’Irlande au sein du Commonwealth britannique. Le prix à payer fut extrêmement lourd pour l’Irlande. Outre la partition de l’île, avec l’Ulster qui resta attaché directement à la Grande-Bretagne, une guerre civile décima les rangs nationalistes, entre ceux qui avaient accepté, à l’instar d’un Michael Collins, le compromis de l’État libre et ceux qui, conduits par Eamon de Valera, voulaient à tout prix l’indépendance.
Ultime paradoxe, depuis 1949, la belle île s’est attribuée le nom de République d’Irlande sans que cela soit son appellation officielle. Incroyables Irlandais !…
Philippe Maxence
(1) Éditions Terre de Brume.
Philippe Maxence est un amoureux de l’Irlande et a publié Pâques 1916. Renaissance de l’Irlande, Via Romana, 2007, 400 pages, 29,50 € et Irlande 1916. Le printemps d’une insurrection, Via Romana, 2015, 200 pages, 12 €.
© LA NEF n°280 Avril 2016