Dublin fut le théâtre, dans la semaine qui suivit Pâques 1916, d’une insurrection dans le but d’obtenir l’indépendance de l’Irlande. Ce fut un échec qui ouvrit cependant la voie à l’émancipation du joug britannique. Regards, un siècle plus tard, sur cette histoire et sur l’Irlande actuelle.
De 1913 à 1923, les Irlandais prirent les armes pour défendre leurs droits, affirmer leur solidarité avec les petites nations et s’affranchir du joug anglais. Pour les uns, il s’agissait de proclamer leur attachement à l’Union et leur refus de voir s’installer à Dublin un parlement autonome ; pour d’autres, il était essentiel de participer à l’effort de guerre allié afin de démontrer qu’une Irlande dotée d’un régime d’autonomie serait un partenaire loyal de l’Angleterre ; pour une poignée d’autres enfin, ce qui était en jeu n’était rien de moins que le déclenchement de la lutte pour l’indépendance qui devait mettre fin à huit siècles de conquête et de colonisation.
Le dépôt du Home Rule Bill, le projet de loi d’autonomie interne pour l’Irlande, le 11 avril 1912, mit le feu aux poudres. Encouragés par le parti conservateur, le corps des officiers de l’armée anglaise et les représentants les plus en vue de l’establishment britannique, les protestants orangistes du coin nord-est de l’île, issus de la colonisation de peuplement de la province septentrionale au XVIIe siècle, entrèrent en rébellion contre le parlement de Westminster pour empêcher l’autonomie. Une pétition signée par près de 500 000 personnes appela à la résistance. Une armée de cent mille volontaires fut placée sous le commandement d’un vétéran des guerres coloniales, des fonds furent collectés, des armes furent importées d’Allemagne, un gouvernement provisoire de l’Ulster fut désigné. Une vague de démissions démontra que l’armée régulière britannique répugnait à affronter des loyalistes qui revendiquaient leur attachement à la couronne et à l’Empire. Le gouvernement libéral, tétanisé, capitula en rase campagne. Non seulement il ne fut rien tenté pour étouffer dans l’œuf cette sédition ouverte, mais il fut évident que la loi de Home Rule ne s’appliquerait pas aux six comtés de colonisation de l’Ulster. La rébellion des descendants des colons anglais et écossais du Nord fut la première révolution irlandaise et la seule à être couronnée de succès sans avoir coûté une seule vie humaine.
Galvanisés par l’exemple ulstérien, les syndicalistes et les nationalistes du sud de l’île décidèrent de s’armer à leur tour. Les premiers fondèrent la Citizen Army, embryon d’Armée rouge destinée à libérer l’Irlande de la tutelle anglaise et du joug capitaliste. Le 25 novembre 1913, les seconds jetèrent à la Rotonde de Dublin les bases de l’organisation des Irish Volunteers, un corps de troupe levé pour la défense du projet de loi octroyant l’autonomie interne à l’Irlande. Le recrutement fit tâche d’huile dans tous les comtés. Des fusils et des munitions furent débarqués sur les côtes d’Irlande. Dans les collines et sous le couvert des futaies, les Volontaires Irlandais s’entraînèrent au maniement des armes. La situation devint rapidement incontrôlable. Trois milices armées de pied en cap se faisaient face et tenaient la dragée haute à des régiments britanniques réputés peu sûrs. Devant ces bruits de bottes de l’autre côté du canal Saint-George, les chancelleries conjecturaient une imminente guerre civile en Irlande, assortie de troubles à l’ordre public en Grande-Bretagne. La première guerre mondiale prit la guerre civile de vitesse. Le 4 août 1914, l’Angleterre déclarait la guerre à l’Allemagne.
Sachant que le projet de loi de Home Rule était sur le point d’être voté, John Redmond, le chef du parti parlementaire irlandais à Westminster, offrit spontanément le soutien des hommes d’Irlande à l’effort de guerre patriotique. La grande majorité des Irish Volunteers, rebaptisés Volontaires Nationaux, gagnèrent les cantonnements de l’armée anglaise. Le 21 août 1914 était formée la 10e division irlandaise ; le mois suivant, la 16e division irlandaise vit le jour ; en octobre fut constituée la 36e division ulstérienne composée presque uniquement d’orangistes membres de l’Ulster Volunteer Force. Plus de 200 000 Irlandais allaient être jetés dans la fournaise de la guerre. Partout où les troupes irlandaises furent engagées, leur héroïsme força l’admiration des Alliés. Plus de 45 000 morts et des dizaines de milliers de blessés, tel fut l’impôt du sang acquitté par l’Irlande. Très rapidement l’enthousiasme fit place à la désillusion. La loi de Home Rule fut bien promulguée le 18 septembre 1914, mais son application fut suspendue jusqu’à la fin des hostilités et il était clair qu’un amendement exclurait de son champ d’application les six comtés du Nord. Les opposants les plus farouches à l’autonomie de l’Irlande furent généreusement pourvus de maroquins lors de la constitution du gouvernement d’union nationale en mai 1915. Aux unités catholiques on donna des officiers protestants. Il semblait aux Irlandais qu’on minimisait systématiquement la reconnaissance de leurs faits d’armes. Aucune vexation ne leur était épargnée. « On a perpétré en Irlande une série de stupidités touchant de près à la malignité », devait reconnaître publiquement le premier ministre David Lloyd George.
Des Irlandais avaient refusé d’ajouter foi aux promesses de l’Angleterre. Ils étaient restés au pays, l’arme au pied. Parmi ces irréconciliables, il y avait la petite Citizen Army, et la dizaine de milliers d’Irish Volunteers qui avaient refusé d’endosser l’uniforme britannique à l’invitation pressante de John Redmond. Ses chefs étaient divisés : certains n’étaient disposés à passer à l’action que dans le cas où l’Angleterre imposerait la conscription ; d’autres voulaient fomenter une insurrection à la première occasion. Ces boutefeux formaient le plus singulier assortiment d’individualités concevable : Padraic Pearse était un directeur d’école gaélique et un poète obsédé par le thème du sacrifice ; Joseph Plunkett, un aristocrate mystique miné par la tuberculose ; Thomas Mac Donagh, un professeur, dramaturge et poète ; Eamonn Ceannt, un virtuose de la cornemuse irlandaise qui avait eu le privilège de jouer devant le pape ; James Connolly, un socialiste républicain très remonté contre ce qu’il considérait comme une guerre impérialiste ; Tom Clarke et Sean Mac Diarmada, des membres du Conseil Suprême de l’Irish Republican Brotherhood (IRB), la vieille société secrète Féniane qui n’avait cessé de tisser dans l’ombre les fils de la révolution à venir. À l’insu des attentistes et de certains membres de l’IRB soigneusement tenus à l’écart du complot, cette poignée d’hommes résolus avait constitué un Comité Militaire secret qui avait fixé au dimanche de Pâques, 23 avril 1916, la date du soulèvement.
Les autorités se doutaient bien qu’il se tramait quelque chose. Mais l’arrestation de Sir Roger Casement, l’émissaire des révolutionnaires qui avait échoué à obtenir le soutien du Grand État-Major allemand, le sabordage en baie de Queenstown d’un chalutier transportant des armes destinées aux conjurés, et l’annulation par Eoin Mac Neill des manœuvres du dimanche de Pâques avaient convaincu le Château de Dublin que les nationalistes irlandais se tiendraient tranquilles une fois encore. Mais le Comité Militaire secret avait pris soin de confirmer les ordres de marche pour le lundi de Pâques. Le 24 avril 1916, les quatre bataillons d’Irish Volunteers de Dublin et la Citizen Army firent leur jonction dans Beresford Place. À midi, les insurgés prirent d’assaut la Grand Poste de Sackville Street (aujourd’hui O’Connell Street) aussitôt transformée en Quartier Général du soulèvement. Le drapeau tricolore fut hissé sur le toit et Pearse, nommé président du gouvernement provisoire et commandant en chef des forces républicaines, lut une proclamation annonçant à la populace médusée que l’Irlande était désormais « un État indépendant et souverain ». Pendant ce temps, le Palais de Justice, la Minoterie Boland, Jacobs Factory, le Collège de Chirurgie, la South Dublin Union et d’autres bâtiments stratégiques de la capitale étaient investis et mis en état de siège. À treize heures, un peloton de lanciers à cheval essuya le feu roulant des insurgés retranchés dans la Grand Poste.
Une folle aventure
L’effet de surprise était total. Mais les insurgés, outre qu’ils étaient pauvrement armés et piètrement commandés, n’étaient pas parvenus à s’emparer du Magazine Fort de Phoenix Park, du Château de Dublin pourtant fort dégarni, de Trinity College et du Central téléphonique. En province, quelques échauffourées avaient été vite maîtrisées. Dublin était isolé, à la merci des troupes cantonnées dans l’île qui commençaient à converger vers la capitale et des renforts de la métropole attendus d’un jour à l’autre. Les insurgés pallièrent ces handicaps par un courage insensé. Pendant six jours, les rebelles qui étaient à peine plus de onze cents, armés seulement de fusils, de revolvers et de grenades artisanales, tinrent tête à plus de seize mille hommes de troupe dotés de mitrailleuses, de canons de campagne et des pièces d’une canonnière remontant la Liffey. À la fin de la semaine, les insurgés se battaient à un contre vingt. Quoique submergés, ils s’accrochaient désespérément à chaque pâté de maison, chaque coin de rue. Afin de ne pas faire couler davantage le sang des civils innocents pris entre deux feux, Pearse signa la reddition sans condition de ses maigres troupes le samedi 29 avril 1916 à 15h45. Bilan du soulèvement : 440 morts, treize cents blessés, le cœur de Dublin en ruine.
Cette folle aventure avait été jugée très sévèrement par la population. Un peu de doigté aurait pu sauver la situation. Mais le général Maxwell qui s’était vu conférer les pleins pouvoirs par Londres eut la main lourde. Entre le 3 et le 12 mai, quinze dirigeants de l’insurrection furent passés par les armes dans la cour de la prison de Kilmainham et leurs corps jetés dans la chaux vive. Le 3 août 1916, Sir Roger Casement fut pendu à la prison de Pentonville. Des milliers d’Irlandais prirent le chemin des camps d’internement. La répression retourna complètement l’opinion publique de l’île. Des parlementaires et des prélats élevèrent des protestations. Les fusillés furent considérés comme des martyrs. Des messes furent célébrées à leur mémoire. On chanta leurs louanges dans les gazettes. L’Angleterre avait réussi à réveiller le nationalisme irlandais assoupi. Le recrutement se tarit et le pays, unanime, se mobilisa contre la menace de conscription brandie par Lloyd George. Les élections générales de décembre 1918 donnèrent une preuve éclatante du revirement de l’opinion publique. Sur 105 sièges, le Sinn Féin, héritier un peu malgré lui des insurgés de la semaine de Pâques, en enleva 73. Le parti parlementaire irlandais était laminé. Les élus du Sinn Féin qui ne croupissaient pas dans les geôles anglaises se réunirent au Mansion House de Dublin où ils se constituèrent en Dail Eireann (Assemblée d’Irlande) et votèrent dans la foulée une déclaration d’indépendance, un appel aux nations libres du monde et la transformation de leur assemblée en parlement unicaméral investi de toutes les fonctions législatives et exécutives.
Vers l’indépendance
Le 21 juin 1919, les premiers coups de feu de la guerre d’indépendance anglo-irlandaise étaient tirés par quelques volontaires de ce que, dorénavant, on n’appellerait plus que l’Irish Republican Army (IRA). Cette guerre de libération, planifiée de main de maître par un génial stratège, Michael Collins, embrasa tout le sud de l’île. L’administration n’était plus obéie et les forces de l’ordre étaient harcelées dans les villes et les campagnes par les unités de l’IRA. Pour reprendre la main, les Anglais levèrent parmi les anciens combattant des unités de supplétifs de la police, les Black and Tans et les Auxiliaries, à qui toute licence fut donnée pour terroriser les « terroristes ». Leurs exactions provoquèrent un tollé en Amérique, dans les Dominions et jusque dans l’opinion métropolitaine. Le 23 décembre 1920, Lloyd George fit voter le Government of Ireland Act qui entérinait la partition de l’île et conférait aux six comtés de l’Irlande du Nord des institutions subordonnées au parlement de Westminster. Ayant ainsi réglé l’épineux problème ulstérien, il tendit la main aux nationalistes du sud. Une trêve fut conclue entre les belligérants et des négociations s’ouvrirent à Londres le 11 octobre 1921. Un traité fut signé le 6 décembre 1921 : il donnait aux vingt-six comtés de l’Irlande méridionale un statut de Dominion calqué sur celui du Canada, prévoyait un mécanisme de réunification de l’île par consentement mutuel et maintenait en Irlande des bases de la Royal Navy. C’était une avancée notable, mais ce n’était pas la république dont rêvaient les éléments les plus intransigeants de l’IRA, du Dail et du Sinn Féin. Bien que le Dail et le pays eussent approuvé le traité, le mouvement nationaliste se scinda en deux factions et la guerre civile éclata, plus cruelle et plus meurtrière que la guerre d’indépendance. En mai 1923, les républicains durent s’avouer vaincus. Mais par un nouveau retournement de l’opinion irlandaise, Eamon de Valera, dernier commandant de l’insurrection de Pâques et chef politique des opposants au traité de 1921 pendant la guerre civile, fut élu président du Conseil exécutif de l’État Libre d’Irlande en 1932. Utilisant les pouvoirs que lui donnait le statut de Dominion, il abrogea unilatéralement tous les symboles d’appartenance au Commonwealth, fit promulguer en 1937 une constitution quasi-républicaine, récupéra en 1938 les bases navales concédées à la Royal Navy et proclama la neutralité de l’Irlande pendant la Seconde Guerre mondiale pour bien marquer que la nation dont il avait la charge était à présent un État souverain. Il ne restait à ses successeurs qu’à tomber le masque : en décembre 1948, le Dail vota l’abrogation de la loi sur les relations extérieures qui maintenait un lien ténu avec le Commonwealth ; et le jour de Pâques 1949, la République d’Irlande fut officiellement proclamée devant la Grand Poste où avait pris naissance l’insurrection de 1916. La boucle était bouclée.
Pierre Joannon
Pierre Joannon est un des meilleurs spécialistes de l’Irlande en France. Son Histoire de l’Irlande et des Irlandais (Perrin 2006 et Tempus 2009) et Il était une fois Dublin (Perrin 2013) sont considérés comme des ouvrages de référence. Il a reçu les insignes de Docteur honoris causa de la National University of Irelant et de la University of Ulster.
© LA NEF n°280 Avril 2016