La géopolitique des États-Unis

La politique étrangère des États-Unis, première puissance mondiale, a des répercussions à l’échelle de la planète. Quelle géopolitique guide les grands choix stratégiques américains, en quoi sont-ils liés à une logique impérialiste ?

«Un État fait la politique de sa géographie ». La maxime napoléonienne résonne singulièrement puisque la vente de la Louisiane par Bonaparte a ouvert la conquête de l’Ouest américain. « Cité sur la colline » ou « nouvelle Jérusalem », le « nouveau monde » s’est toujours pensé au travers de mythes comme la « nouvelle frontière » qui soulignent son caractère exceptionnel. Mais les invariants stratégiques ont fait que cette nation-continent, en marge du Heartland eurasiatique, s’est rapidement appropriée les leçons géopolitiques de la vieille Europe à mesure qu’elle entrait dans l’arène mondiale.
Dépendante du contrôle des mers pour sa survie économique et commerciale, l’Amérique a naturellement calqué son modèle stratégique sur celui de l’Angleterre. Comme jadis l’Angleterre avait soumis les îles britanniques, les colons américains ont dans un premier temps borné leur action diplomatique à l’application de la doctrine Monroe : l’Amérique aux Américains ! Paradoxe de ce « nouveau monde » a priori vierge des rivalités des puissances coloniales et qui, en réalité, bâtit son propre empire sur les décombres des populations indigènes. Tout le XIXe siècle fut caractérisé par ce que l’on a appelé « l’isolationnisme » ; en réalité la constitution d’un pré carré américain et l’émergence d’une grande puissance. Laquelle sut habilement manœuvrer entre Français, Britanniques et Espagnols pour s’étendre.
Une fois l’hégémonie acquise sur son continent, la sécurisation des voies de communications maritimes mondiales s’impose sous l’impulsion de l’amiral Alfred Mahan, président du Naval War College de Newport et ami du président Théodore Roosevelt. Le géopoliticien s’inspire de l’Angleterre de Sir Walter Raleigh, héros de la Royal Navy élisabéthaine. « Qui contrôle la mer contrôle le commerce ; qui contrôle le commerce mondial contrôle les richesses du monde et par conséquent le monde lui-même. » Avant même d’acquérir la supériorité terrestre et aérienne d’aujourd’hui, les États-Unis développent, à partir du début du XXe siècle, ce qui deviendra la première marine mondiale aux dépens du Royaume-Uni. Et ils poussent leur avantage jusqu’aux Philippines. En 1945, son armada constitue 70 % de l’ensemble de la flotte mondiale. Depuis lors, l’US Navy n’a jamais lâché sa première place et l’Amérique est toujours la première puissance au monde.
Toutefois les tentatives allemande, nippone puis soviétique d’impérialisme continental ont brisé le prospère isolement atlantique. Menacés par une hypothétique alliance germano-mexicaine et surtout par le blocus continental, les États-Unis entrent en guerre au printemps 1917, mais l’ingérence dans les affaires européennes ne survivra pas au départ de Wilson. Il faut attendre l’attaque de Pearl Harbour par le Japon en décembre 1941 et le débarquement en Afrique du Nord un an plus tard pour que l’Amérique prenne définitivement les commandes. En 1945, l’Europe est à genoux et n’a pas les moyens de contrebalancer l’avancée communiste. La guerre froide oblige Washington à rester mobilisée. Elle décide de contrôler toute la bande de terre qui ceinture « l’île mondiale », ce que Nicholas Spykman a appelé le Rimland. La stratégie d’endiguement, pensée par George Kennan et mise en œuvre par l’administration Truman, était née. Elle passe par une série d’alliances très intégrées où son leadership ne se discute pas (OTAN, OTASE, pacte de Bagdad…).
Dès lors, toute la géopolitique américaine va s’efforcer, bien au-delà du chapelet littoral de bases militaires, de contrôler les nations charnières qui, par leur position, bloquent tout expansionnisme eurasiatique. La mainmise sur l’Ukraine, sur la Turquie, sur l’Iran, mais aussi la Corée, sont autant de clés nécessaires pour contenir toute rivalité potentielle. À cette stratégie d’encerclement, Henry Kissinger et Richard Nixon vont ajouter la notion d’équilibre. Autrement dit, s’appuyer sur les divisions de l’adversaire (stalinisme, maoïsme, islamisme et tiers-mondisme) pour empêcher toute coalition de se lever contre l’Amérique et le « monde libre ». Ce jeu subtil, qui n’est pas sans rappeler les rivalités européennes entretenues par l’Angleterre, rompt avec la pureté de l’idéal américain selon lequel « la destinée manifeste » ferait de l’Amérique le nouveau « peuple élu » au-dessus des vicissitudes égoïstes des États traditionnels. Mais se contenter d’une position d’arbitre de l’équilibre des forces a l’avantage de canaliser la tentation d’une fuite en avant impériale au nom du Bien. Cet esprit missionnaire ou « wilsonisme botté » dont George W. Bush sera la caricature.
Pour déployer cette stratégie, l’Amérique met en œuvre une palette de moyens. Là encore rien de bien original ; le « big stick » est la méthode la plus simple pour amener ses alliés ou ses ennemis à la raison. En cela Franklin Delano Roosevelt fut un bon exemple de ce mélange surprenant d’arrogance morale et de pragmatisme. Au besoin par le biais d’une raison d’État plutôt grinçante : « C’est un fils de pute mais c’est notre fils de pute », disait-il à propos du dictateur et allié nicaraguayen Somoza. Si les services de renseignement comme la CIA vont prendre une place de plus en plus considérable, le Pentagone est chargé de conserver une avance technologique sur l’adversaire. Le gros bâton a ses variantes dans les domaines spatial, balistique, aéronavale et nucléaire. La maîtrise des porte-avions, des sous-marins et des destroyers permit à l’Amérique de passer devant la flotte britannique. Le bombardement nucléaire du Japon mit fin à la Seconde Guerre mondiale.
Mais ce que Joseph Nye a appelé le « hard power » ne suffit pas. L’Amérique ne se contente pas de soumettre, elle veut séduire. « Le drapeau de l’Amérique est non seulement celui de l’Amérique mais celui de l’humanité », psalmodiait Wilson. C’est là sans doute sa principale nouveauté. Le soft ou smart power pénètre chaque individu. Le rêve américain fait du modèle de consommation et de loisir la meilleure des armes ; démotiver l’adversaire par la conquête personnelle des cœurs et des esprits (« to conquer hearts and minds »). À terme, chaque citoyen du monde doit pouvoir s’identifier à « la nouvelle terre promise » que représente Hollywood. Ce qui n’est, bien entendu, pas incompatible avec l’attribution de nouveaux marchés. Coca-Cola, Facebook et Disney sont en première ligne, juste derrière les grandes fondations philanthropiques.
Bien sûr cette domination serait intenable si elle n’avait pas pour principal vecteur la guerre économique. La supériorité financière précède l’hégémonie militaire et culturelle. « C’est avec notre argent que nous pourrons conduire la conférence de paix et faire admettre nos idées », témoignait Woodrow Wilson à ses collaborateurs lors de la Conférence de Versailles de 1919. Les grands idéaux démocratiques énoncés à propos de la Société des nations ne sont pas toujours adaptés aux réalités de la compétition mondiale. L’enjeu pour les États-Unis est de conserver sa situation de rente monétaire et commerciale. « Le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème », ironisait l’ancien secrétaire du Trésor, John Connally. Hier l’étalon-or devenu étalon-dollar, selon la formule du général de Gaulle, et aujourd’hui les différents traités commerciaux en négociation comme le TTIP ou TAFTA ; l’avantage compétitif sur les partenaires économiques est une priorité absolue de la Maison-Blanche. La nation la plus puissante est celle qui parvient à écrire les règles du jeu international, parce qu’elle en devient automatiquement l’arbitre.
Finalement les fragilités géopolitiques américaines apparaissent davantage internes qu’externes. La question raciale ne semble pas vraiment réglée aux vues des derniers événements qui ont secoué le sud du pays. Les rapports avec les populations dites latino-américaines devraient modifier les équilibres traditionnels de la société fondatrice WASP. Surtout l’endettement budgétaire et le sentiment que la démocratie américaine est bloquée sont des motifs d’inquiétude sérieux. L’opposition entre Main Street et Wall Street perdure. Des doutes qui peuvent être nuancés par le fort sentiment national et religieux qui unit malgré tout l’Amérique. « E Pluribus Unum », les États-Unis sont par définition une nation-monde qui semble structurellement parmi les plus aptes à faire face à la mondialisation culturelle.

Hadrien Desuin

© LA NEF n°279 Mars 2016