Les États-Unis disposent de plusieurs outils pour asseoir leur hégémonie, et notamment le dollar et la mondialisation libérale de l’économie. Explications par Alain de Benoist.
«Seule l’Amérique peut mener le monde. Elle reste en effet la seule civilisation internationale et universelle dans l’histoire de l’humanité. […] Notre système a permis le plus grand bond en avant de tous les temps. Nos valeurs sont reprises dans le monde entier. Notre technologie a été le premier facteur de la mondialisation. […] L’Amérique est la seule nation suffisamment grande, multiethnique et soucieuse de liberté pour servir de guide » ! Ces paroles prononcées il y a tout juste vingt ans par le très populiste républicain Newt Gingrich (1) résument en peu de mots ce qui constitue le credo du messianisme américain, fondé depuis toujours sur le rêve d’imposer partout son modèle de vie et aujourd’hui plus que jamais inspiré par l’illimitation de la logique du capital et le monothéisme du marché.
On retrouve là l’écho de la théologie puritaine du « Covenant » qui inspirait la doctrine de la « destinée manifeste » (Manifest Destiny) énoncée par John O’Sullivan en 1839 : « La nation d’entre les nations est destinée à manifester à l’humanité l’excellence des principes divins […] C’est pour cette divine mission auprès des nations du monde… que l’Amérique a été choisie. » Autrement dit, si Dieu a choisi de favoriser les Américains, ceux-ci ont du même coup le droit de convertir les autres peuples à leur façon de vivre, qui est nécessairement la meilleure. Dès lors, les « relations internationales » ne signifient plus rien d’autre que la diffusion à l’échelle planétaire du mode de vie américain. Pour les Américains, a-t-on pu dire, le monde ne sera compréhensible que lorsqu’il sera totalement américanisé !
On peut, dans ces conditions, se poser la question : la mondialisation est-elle synonyme d’américanisation ? On est souvent tenté de répondre par l’affirmative. Dans les sondages d’opinion, l’hostilité envers la mondialisation se confond d’ailleurs souvent avec le rejet de l’hégémonie des États-Unis. Politiquement et culturellement, la mondialisation est en grande partie une américanisation, puisque la puissance dominante exporte à la fois ses marchandises, ses capitaux, ses services, ses technologies, mais aussi, par l’intermédiaire des « industries de l’imaginaire », sa culture, sa langue, ses standards de vie et sa vision du monde.
Certes, le capitalisme n’est pas né outre-Atlantique, mais c’est bien là qu’il a véritablement été incorporé dans l’idéologie nationale : primauté du contrat, limitation du rôle de l’État, apologie du libre-échange, etc. C’est également aux États-Unis qu’est née la notion de « gouvernance », d’abord appliquée aux entreprises, puis à la vie politique et sociale. On ne saurait donc s’étonner que l’économie américaine soit devenue depuis 1945 le pilier central du système financier international. Et que les États-Unis d’Amérique soient aujourd’hui le principal vecteur d’une idéologie libérale qui lamine tout sur son passage.
L’impérialisme américain ne se confond pourtant qu’en partie avec le règne de la Forme-Capital. L’objectif des États-Unis est d’américaniser le monde, mais l’Amérique se mondialise aussi. Cela ne veut pas dire que son pouvoir diminue, puisque ce pouvoir se fonde désormais sur la nouvelle fluidité du monde, mais que les Américains cherchent de plus en plus à agir « comme une sorte de puissance tutélaire mondiale de l’impératif de valorisation et de ses lois » (Robert Kurz). Les États-Unis restent le lieu d’origine, le moteur et le principal bénéficiaire du capitalisme moderne mais, il ne faut pas s’y tromper, ils en sont tout aussi dépendants que les autres. La mondialisation n’a pas de centre, fût-il américain.
Les trois outils de la puissance
Les États-Unis, pour asseoir leur hégémonie, disposent de trois outils majeurs. Le premier est leur puissance militaire, le second leur « soft power » (l’influence qu’ils exercent par le biais des réseaux de technologie et d’information), le troisième le dollar, celui-ci étant à la fois leur monnaie nationale et la principale monnaie de réserve mondiale. Depuis qu’en 1971 le dollar a rompu avec l’étalon-or, ce privilège leur a permis de gérer des déficits budgétaires quasiment infinis sans souci majeur, puisque les pays étrangers continuent d’acheter de la dette américaine avec les dollars de leurs excédents commerciaux. La vente de pétrole libellée en dollars est de ce point de vue essentielle au soutien de la monnaie américaine, tout comme l’est le maintien de la demande de dollars par les banques centrales pour leurs réserves de change.
Le traité transatlantique
C’est précisément pour se prémunir contre la « dédollarisation » que la Russie, la Chine et un certain nombre d’autres pays émergents tentent depuis quelques années de mettre en œuvre, que les États-Unis se livrent actuellement à un certain nombre de grandes manœuvres commerciales, au premier rang desquelles se trouve le très actuel projet de Traité transatlantique (TTIP), dont le but principal est de diluer la construction européenne dans un vaste ensemble inter-océanique sans aucun soubassement géopolitique, de faire de l’Europe de l’Ouest l’arrière-cour des États-Unis et d’enlever aux nations européennes la maîtrise de leurs échanges commerciaux.
Ce Traité, qui vise à mettre en place, grâce à une déréglementation généralisée, une gigantesque zone de libre-échange – l’union économique et commerciale de l’Europe et des États-Unis –, correspondant à un marché de plus de 800 millions de consommateurs, à la moitié du PIB mondial et à 40 % des échanges mondiaux, comporte deux risques majeurs.
Le premier tient à l’élimination programmée de ce qu’on appelle les « barrières non tarifaires » (BNT), c’est-à-dire l’ensemble des réglementations que les négociateurs considèrent comme autant d’« entraves » à la liberté du commerce. En clair, les normes constitutionnelles, légales et réglementaires qui, dans chaque pays, seraient susceptibles d’entraver une liberté commerciale érigée en liberté fondamentale : normes de production sociales, salariales, environnementales, sanitaires, financières, économiques, politiques, etc. Pour ce faire, les accords en cours de négociation se proposent d’aboutir à une « harmonisation progressive des réglementations ». L’enjeu normatif est donc énorme.
Pour libéraliser l’accès aux marchés, l’Union européenne et les États-Unis sont censés faire « converger » leurs réglementations dans tous les secteurs. Le problème est que, dans pratiquement tous les domaines, les règles américaines sont moins contraignantes que celles qui existent en Europe. Comme les Américains n’envisagent évidemment pas un instant de durcir leur législation, et que l’objectif avoué est de s’aligner sur le « plus haut niveau de libéralisation existant », la « convergence » devrait se faire par l’alignement des normes européennes sur les leurs. En fait d’« harmonisation », ce sont les États-Unis qui vont imposer à l’Europe leurs règles commerciales.
Mais il y a plus grave encore. L’un des dossiers les plus explosifs de la négociation concerne la mise en place d’un mécanisme d’« arbitrage des différends » entre États et investisseurs privés. Ce mécanisme dit de « protection des investissements » doit permettre aux entreprises multinationales et aux sociétés privées de traîner devant un tribunal ad hoc les États ou les collectivités territoriales qui feraient évoluer leur législation dans un sens jugé nuisible à leurs intérêts ou de nature à restreindre leurs bénéfices, c’est-à-dire chaque fois que leurs politiques d’investissement seraient mises en cause par les politiques publiques, afin d’obtenir des dommages et intérêts. Le différend serait arbitré de façon discrétionnaire par des juges ou des experts privés, jugeant en dehors des juridictions publiques nationales ou régionales. Le montant des dommages et intérêts serait potentiellement illimité, et le jugement rendu ne serait susceptible d’aucun appel.
Les multinationales égales aux États
Les firmes multinationales se verraient ainsi conférer un statut juridique égal à celui des États ou des nations, tandis que les investisseurs étrangers obtiendraient le pouvoir d’obtenir des compensations payées par les contribuables pour des actions politiques gouvernementales visant à sauvegarder la qualité de l’air, la sécurité alimentaire, les conditions de travail, le niveau des charges sociales et des salaires ou la stabilité du système bancaire. Dans les faits, le recours à des arbitres privés pour régler un différend entre un État et un investisseur ne pourra évidemment que dissuader les États de maintenir des services publics, de continuer à protéger les droits sociaux et à garantir la protection sociale, ou de chercher à contrôler l’activité des multinationales. La capacité des États à légiférer étant ainsi remise en question, les normes sociales, fiscales, sanitaires et environnementales, ne résulteraient plus de la loi, mais d’un accord entre groupes privés, firmes multinationales et leurs avocats, consacrant la primauté du droit américain. On assisterait ainsi à une privatisation totale de la justice et du droit, tandis que l’Union européenne s’exposerait à un déluge de demandes d’indemnités provenant des 14 400 multinationales qui possèdent aujourd’hui plus de 50 800 filiales en Europe.
Le Wall Street Journal l’a reconnu avec ingénuité : le partenariat transatlantique « est une opportunité de réaffirmer le leadership global de l’Ouest ». Barack Obama, pour sa part, n’a pas hésité à comparer le partenariat transatlantique à une « alliance économique aussi forte que l’alliance diplomatique et militaire » représentée par l’OTAN. La formule est assez juste. C’est bien une OTAN économique, placée comme son modèle militaire sous tutelle américaine, que cherche à créer le TTIP en enrôlant l’Europe dans un ensemble dont le poids économique serait tel qu’il imposerait les intérêts de Washington au monde entier.
On a là un bel exemple de façon dont les États-Unis cherchent à maintenir leur hégémonie mondiale en enlevant aux autres nations la maîtrise de leurs échanges commerciaux au bénéfice de multinationales largement contrôlées par leurs élites financières.
Alain de Benoist
(1). Newt Gringrich, « L’Amérique, seul guide du monde », in Le Monde, 2 mars 1995, p. 14.
© LA NEF n°279 Mars 2016