Limite du constructivisme

On en revient à la question nationale. L’histoire d’une communauté nationale n’est jamais strictement rationnelle, non plus que ses frontières, non plus que sa culture. S’y trouve une bonne part d’arbitraire qui se dérobe par définition à l’utopisme et à sa prétention à reconstituer la communauté politique selon les plans d’une maquette idéologique. Mais cette part d’arbitraire, l’homme l’avait traditionnellement apprivoisée en y voyant l’œuvre de l’histoire. Et puisque la société est œuvre humaine, mais n’est pas un pur artifice juridique ou social, elle n’est pas intégralement réformable selon les prescriptions d’une idéologie. L’homme reconnaissait ainsi qu’en ce monde, il ne peut pas tout changer, et qu’à moins de vouloir faire table rase, il lui fallait accepter au moins de naître dans un monde qui le précède et qui lui survivra – un monde qui par ailleurs, n’est pas détestable du simple fait qu’il soit déjà là. L’ingratitude falsifie la souveraineté en prétendant lui donner pour mission de faire advenir la société idéale, absolument pacifiée et sans contradiction, car le monde, en éradiquant ses aspérités, viendrait laminer les contradictions fécondes qui traversent la nature humaine et qui alimentent sa puissance créatrice.

LE DÉNI DES CULTURES
Il y a des limites au constructivisme. On ne saurait réduire l’humanité à sa souffrance, comme le souhaite la gauche humanitaire, non plus qu’à sa force de travail, comme le prétend la droite néolibérale, qui voudrait réduire les populations à autant de ressources humaines à déplacer selon les exigences à la fois capricieuses et fonctionnelles du capital. On ne saurait déraciner et transplanter des peuples à loisir, sans provoquer d’immenses tensions. Le déni des cultures est un déni anthropologique grave, qui conduit, à terme, à une inintelligibilité du monde semeuse de tensions et de conflits. Le déni des cultures est un déni du réel. L’impératif de l’ouverture à l’autre, qu’on présente comme la fondation éthique du régime diversitaire, bute sur deux questions : de combien d’autres s’agit-il et de quels autres s’agit-il ? Il y a un certain paradoxe à voir l’idéologie multiculturaliste chanter la diversité du monde mais amalgamer tous les peuples dans la figure de l’autre, comme s’il y avait, fondamentalement, une interchangeabilité de toutes les cultures. Dès lors, dans la mesure où aucune n’est liée à un territoire, il suffirait d’un peu de pédagogie interculturelle pour qu’elles apprennent à cohabiter. On voit à quels désastres une telle philosophie désincarnée et étrangère aux passions humaines comme à l’histoire peut conduire. L’utopisme entretient une psychologie politique particulière : lorsque l’utopie est désavouée par le réel, elle blâme ce dernier et entend durcir l’application de sa politique. Plus la société désavoue ses commandements, plus elle croit nécessaire de pousser loin l’expérimentation politique. La tentation totalitaire du multiculturalisme lui vient justement de ce constat d’un désaveu du réel. La question de l’immigration, de ce point de vue, est une des plus importantes de notre temps, parce qu’elle rappelle à sa manière la part irréductible de chaque culture, ce qui ne veut pas dire non plus qu’elles sont imperméables entre elles. La réalité désavoue cette fiction idéologique maquillée derrière la référence au vivre ensemble. On a beau chanter la multiplication des identités qui témoignerait d’une floraison des minorités dans une société ouverte à chacun de ses membres, on constatera surtout une désagrégation du corps politique, on doit surtout y voir un éclatement de la cité qui ne parvient plus à assumer une idée historiquement enracinée du bien commun. […] La philosophie politique moderne, si dépendante du mythe du progrès, ne repose-t-elle pas, en dernière instance, sur une conception faussée de la nature humaine, en prétendant définir l’homme à l’extérieur de toute filiation ? C’est le rapport à l’histoire et à l’héritage qui se joue. Doit-on considérer l’héritage comme un formatage compressant l’individu et ses possibilités existentielles, l’empêchant d’exprimer sa véritable authenticité en l’assignant à un rôle social réducteur ? Ou doit-on y voir un passage fondamental sans lequel l’individu est condamné à la sécheresse culturelle, à une vie vide de sens, comme s’il se croyait premier venu sur terre, et aussi, dernier à y passer, ce qui le dispenserait d’avoir à préserver ce qu’on lui a transmis, pour le transmettre à son tour.

Mathieu Bock-Côté

Ce texte est extrait de la conclusion de l’ouvrage Le multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016, avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

LA NEF n°281 Mai 2016