Un eugénisme officiel !

L’éradication des enfants trisomiques à naître est aujourd’hui une triste réalité, officialisant un eugénisme qui ne se cache plus. Contre ce scandale innommable, Jean-Marie Le Méné tire la sonnette d’alarme dans un essai vigoureux (1). Président de la Fondation Jérôme Lejeune, il se bat depuis des années pour les personnes trisomiques et pour la dignité de toute personne handicapée. Entretien.

La Nef – Votre livre est un vibrant cri d’alerte face à une volonté d’éradication totale des trisomiques : de quoi s’agit-il exactement ?
Jean-Marie Le Méné – Ce n’est pas une éradication à venir, c’est un fait acquis, 96 % des trisomiques diagnostiqués avant la naissance sont avortés. Une population quasi complète a disparu marquée au fer rouge de son chromosome supplémentaire. Ceux qui sont conçus sont déjà condamnés. Dans l’histoire, c’est la première fois qu’une politique de santé rend mortelle une maladie qui ne l’est pas.

D’énormes moyens sont mis en jeu, non pour soigner le malade, mais pour l’éliminer : comment une telle dérive ne rencontre-t-elle pas d’opposition, notamment au sein du corps médical ?
S’agissant du corps médical qui est concerné par l’anténatal, la situation est ambiguë. Il est largement acteur du phénomène eugéniste et il l’accompagne sans broncher. Il y a même des propagandistes et des acharnés du dépistage systématique des trisomiques qui mettent un point d’honneur à n’en faire naître aucun. En même temps, je considère que le corps médical est aussi une victime. Le politique, discrédité et impuissant, fait jouer à la médecine une partition qui n’est pas la sienne : réenchanter la société par les promesses du scientisme et du marché. Sous cet aspect, la médecine qui accepte de donner la mort ou de fabriquer la vie a consenti à être instrumentalisée, mais elle finira par payer cher cette soumission.

Vous évoquez dans votre livre un test « non invasif » qui permet de détecter l’enfant trisomique « sans risque » : où en est-on de la généralisation d’un tel test ? Son objet n’étant pas de soigner mais d’éliminer, n’est-on pas en plein eugénisme, sans que cela semble déranger personne, ni médecins et ni politiques ?
Il existe une pseudo-élite intellectuelle, politique et médiatique qui s’accommode fort bien de l’eugénisme des trisomiques et qui le justifie par trois arguments. Les enfants trisomiques suscitent une forme d’aversion, ils coûtent cher à la société et la technoscience permet de nous en débarrasser proprement. Cette prétendue élite à l’idéologie eugéniste « généreuse » – mais oublieuse de l’histoire – ne voit aucun inconvénient à éradiquer « par compassion » une population entière sur le critère de son génome imparfait. Ayant accepté cette transgression depuis longtemps, elle ne voit même que des avantages à adopter un nouveau test, qualifié de non invasif, qui permettra de s’affranchir de la technique risquée de l’amniocentèse. Tel est explicitement le raisonnement du Comité consultatif national d’éthique. Le seul problème est celui du coût. Il sera proposé aux femmes et remboursé par l’assurance-maladie quand il ne coûtera pas plus cher que le système précédent, ce qui devrait se produire dans les mois qui viennent.

Quel est le principal moteur de cette évolution : le mythe du bébé « parfait » et/ou les profits occasionnés par la commercialisation de tels tests ?
La firme Sequenom, sur laquelle j’ai enquêté dans mon livre, a basé le développement de son affaire sur le fait que le dépistage de la trisomie était « un mal nécessaire » d’une part et qu’il était « une importante opportunité de marché » d’autre part. Pourquoi un mal nécessaire ? Parce que le dépistage de la trisomie entraîne l’avortement dans la quasi-totalité des cas. On est donc en face d’un marché objectivement porteur de mort, mais qui rapporte d’autant plus qu’il est efficace. C’est ce que j’ai décrit comme « une rente indexée sur un génocide continu ». Plus on élimine de trisomiques et plus ça rapporte.
Cet ultralibéralisme libertaire est différent mais tout aussi efficace que l’idéologie qui sévissait avant la guerre en Allemagne. Notre positivisme juridique rend possible toute transgression. La loi n’est pas là pour être juste mais pour être la règle du jeu changeante que se donne tel groupe politique au pouvoir à un moment donné. C’est une conception anglo-saxonne du droit pour le droit, un triomphe du droit mais une défaite de la justice.

Le mythe de l’être « parfait », de l’être « supérieur » ou « augmenté » fait partie des objectifs transhumanistes : quelles sont les motivations du transhumanisme ?
Le transhumanisme part du constat que l’homme est une expérience ratée. Il se donne comme but de le faire évoluer et de dépasser sa nature en parvenant à « augmenter » l’homme par la convergence de différentes technosciences : les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives. On entrera dans le transhumanisme effectivement le jour où l’intelligence artificielle prendra le pas sur l’intelligence humaine. Évidemment, si l’on accepte l’idée de l’homme « augmenté », on est bien obligé d’accepter celle d’homme « diminué ». C’est pourquoi en attendant l’homme « augmenté », on gagne du temps à commencer par éliminer l’homme « diminué », ce que nos législations autorisent déjà avec succès. En réalité l’industrie procréatique est une anticipation du transhumanisme, de même que les programmes eugénistes d’avortement et d’euthanasie. Le dépistage de la trisomie est lui-même une matrice du transhumanisme. Il s’agit d’une régression consternante et peu originale qui verra des surhommes s’imposer à des sous-hommes.

Finalement la question fondamentale n’est-elle pas : peut-on être heureux en étant atteint d’un handicap, notamment de la trisomie 21 ?
Je rappelle dans mon livre la raison incroyable pour laquelle le Conseil supérieur de l’audiovisuel a déconseillé aux télévisions de diffuser la vidéo Dear future Mom, Chère future maman : montrer que trisomie et bonheur sont compatibles pouvait culpabiliser les femmes qui avaient avorté leur enfant trisomique. Vous avez la réponse à votre question. La liberté d’expression de la culture de mort est supérieure à celle de la culture de vie.

Vous parlez dans votre livre l’idolâtrie de la technologie, le fait que tout ce qui est techniquement possible doit être réalisé au nom du Progrès. Des penseurs comme Jacques Ellul nous ont avertis il y a déjà un demi-siècle, mais ils n’ont pas été entendus. Comment voyez-vous ce grave problème du « système technicien » qui englobe tous les aspects de notre vie ?
Nous devons revenir à une conception de la politique au service du bien commun de la personne et non pas asservie aux ambitions partisanes ni aux exigences égoïstes de tel ou tel groupe d’intérêt. Une loi injuste n’est pas une loi. Cela exige de sortir du positivisme et de considérer qu’il y a d’autres lois – non écrites – qui sont immuables et que le législateur doit respecter.
En même temps, et à court terme, si la force du marché semble s’imposer irrésistiblement de l’extérieur – comme c’est le cas pour cette technoscience qui monnaye les peurs et les promesses –, rien n’oblige un système de santé à donner accès gratuitement à une solution qui n’est pas l’élimination de la maladie mais celle du malade.
Et surtout, il faut convenir que seule la culture chrétienne protège l’être humain inconditionnellement. Bien au-delà de toute vision humaine, humaniste, humanitariste. Parce que la culture chrétienne est la seule à dire que l’homme a une valeur infinie à la mesure – sans mesure – de Celui qui l’a racheté.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Site de la Fondation Lejeune : www.fondationlejeune.org

(1) Jean-Marie Le Méné, Les premières victimes du transhumanisme, Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 176 pages, 19,50 €. Il faut lire ce livre qui met le doigt sur l’une des pires dérives de nos sociétés modernes, sans que nos contemporains n’en aient véritablement conscience.

© LA NEF n°280 Avril 2016