Entre défense des femmes et liberté de genre, le féminisme est mal pris : comment émanciper le sexe féminin, tout en niant sa spécificité ? Si rien ne distingue les femmes des hommes, comment expliquer les discriminations systématiques dont elles sont victimes ? En réalité le dilemme recoupe celui, classique, entre justice et égalité. Faut-il soumettre les hommes et les femmes aux mêmes exigences, leur donner les mêmes droits et les mêmes devoirs, sous prétexte d’égalité, ou au contraire reconnaître aux femmes des droits spécifiques, au nom de la justice ? À l’inégalité de fait, faut-il répondre par une égalité de droit ou par une justice particulière ?
Le problème s’éclaircit quand on songe, par exemple, à la condition salariale. À moins de postuler une différence réelle entre l’homme et la femme, ou un sexisme structurel, résidu d’un patriarcat coriace, on s’explique mal pourquoi les employeurs privilégient les uns au détriment des autres. Faut-il se contenter de proclamer leur égalité, ou bien au contraire tenter de comprendre les raisons de cette discrimination ? Car si les femmes sont moins compétitives que les hommes, c’est d’abord parce que, pour l’instant du moins, ce sont elles qui portent les enfants dans leur corps. Selon un rapport de la HALDE de mars 2009 intitulé « Femmes, carrière et discriminations », 46 % des Français estiment que la grossesse est un obstacle pour la carrière, tandis que 36 % étendent ce sentiment à la maternité en général.
Alors, que faire ? Continuer à réclamer une égalité abstraite qui n’aura d’autre conséquence que de radicaliser la concurrence déloyale des sexes sur le marché de l’emploi ? Encourager les femmes à repousser l’âge du premier enfant, quitte à congeler leurs ovocytes ? Démocratiser les PMA tardives, voire les GPA pour les plus audacieuses ? Une piste à ne pas négliger, quand on sait que le nombre de femmes qui accouchent après la quarantaine a triplé en vingt ans… Faut-il multiplier le nombre de places en crèche afin que celles qui persistent à être mères puissent reprendre le travail toujours plus tôt ? Comment faire, en somme, pour que les jeunes femmes fassent taire leurs ovaires et s’alignent docilement sur le modèle masculin ?
On voit bien ici les limites de l’égalité abstraite. Au contraire, si l’on veut, comme l’affirme « Osez le féminisme », défendre une égalité réelle entre les hommes et les femmes, mieux vaudrait repenser la condition salariale afin qu’elle s’adapte à la spécificité de la condition féminine. Exiger un temps partiel de droit, des horaires plus souples pour les mères de jeunes enfants, établir un droit inaliénable au congé parental, rallonger le congé maternité, donner un statut à celles qui désirent faire une pause pour élever leurs enfants. La question du mi-temps ou de la rémunération des mères au foyer est un bon exemple de ce conflit entre justice et égalité. La plupart des féministes sont choquées par de telles propositions, qui discriminent les femmes et les « enferment » dans leur maternité. Mais que suggèrent-elles aux mères qui sont réellement déchirées entre leur vie familiale et leurs ambitions professionnelles ? Que répondent-elles à celles qui souffrent de laisser leurs enfants en nourrice à 2 mois à peine ? Quelle dignité reconnaissent-elles à celles qui sont exclues de la société, sans statut, sans retraite, sans reconnaissance, parce qu’elles choisissent de rester quelque temps en dehors du marché du travail ? Rien, sinon l’éternelle lutte pour l’égalité, qui n’est qu’une manière polie de désigner la lutte pour la compétitivité.
Le revers de « mon corps m’appartient », c’est « chacun sa merde » : vous l’aviez bien voulu, non, cet enfant ? ! Donner aux femmes les moyens de maîtriser leur fécondité dispense la société de s’adapter aux conséquences de leur fertilité. Mieux, sous prétexte d’égalité, il s’agit encore et toujours de nier cette spécificité de la femme, cet encombrant privilège de la grossesse, pour la modeler selon les exigences du marché : flexible, adaptable, concurrentielle.
Marianne Durano
Agrégée de philosophie, Marianne Durano collabore à la revue Limite.
© LA NEF n°282 Juin 2016