ALAIN DE BENOIST, PHILOSOPHE, INTELLECTUEL, POLITOLOGUE, PARIS, LE 9 MAI 2012.

Du bienfait des limites

Nous avons eu la joie de faire intervenir dans nos colonnes les plus grands intellectuels français, de Chantal Delsol à Pierre Manent, en passant par Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Jacques Julliard et quelques autres. Alain de Benoist n’est pas chrétien et nous divergeons ainsi sur certains points, mais c’est un grand esprit ouvert au débat et avec lequel les convergences ne manquent pas. Alors qu’il demeure largement ostracisé dans la « grande presse », nous sommes heureux de lui donner la parole ici.

La Nef – Vous êtes l’un des fondateurs de la « Nouvelle Droite », du GRECE et de plusieurs revues de cette mouvance. Pourriez-vous nous rappeler les circonstances de ces fondations et les principales idées que vous défendiez alors ?
Alain de Benoist – Ce que l’on a désigné plus tard par la bien médiocre expression de « Nouvelle Droite » est né en 1967-68, peu avant les événements du mois de Mai. Adolescent, j’avais connu dans les quatre ou cinq années précédentes une expérience de militantisme politique intense, totale pourrait-on dire, au sein de la droite radicale (la Fédération des étudiants nationalistes de François d’Orcival, puis la mouvance de la revue Europe Action, fondée par Dominique Venner). Rude école et expérience marquante, mais dont j’ai rapidement éprouvé les limites. À vingt-cinq ans, j’ai compris que j’étais un homme de connaissance, pas un homme de puissance, pour parler comme Raymond Abellio. J’étais en outre fatigué des slogans et des idées toutes faites. J’ai donc rompu définitivement à la fois avec l’action politique et avec l’extrême droite, afin de me consacrer complètement au travail de la pensée. C’est alors que j’ai créé la revue Nouvelle École, peu avant le lancement du GRECE. La revue Éléments est apparue en 1972. J’ai aussi lancé en 1988 la revue Krisis, qui se voulait une « revue d’idées et de débats ». Ces trois revues paraissent toujours aujourd’hui.
Mon intention était alors de repartir à zéro, c’est-à-dire d’inventorier systématiquement tous les domaines de connaissance pour aboutir à la mise au point d’une nouvelle conception du monde propre à éclairer le moment historique que nous vivions. J’avais en tête l’exemple de l’École de Francfort, de l’Action Française et du CNRS ! Il a bien sûr fallu en rabattre. Au moins puis-je dire que depuis un demi-siècle, je ne me suis jamais fixé d’autres buts.

Vous avez collaboré au Figaro Magazine à la fin des années 1970 : vous y avez gagné de la notoriété, mais vous en avez été évincé. Était-ce déjà pour « délit d’opinion » et peut-on voir dans cet épisode le début de l’ostracisme médiatique dont vous avez été victime ?
Les choses sont plus simples. Louis Pauwels, lorsqu’il avait en 1978 créé le Figaro Magazine, m’avait demandé de le faire avec lui, ce que j’avais accepté. Plusieurs de mes amis participèrent aussi à cette aventure. Trois ans plus tard, traumatisé par l’arrivée de la gauche au pouvoir, Pauwels décida de se convertir à la fois au christianisme et au libéralisme, alors qu’il n’était auparavant ni chrétien ni libéral. Mgr Lustiger recueillit sa confession. En suivant son exemple, il m’aurait été facile de conserver mes positions au Fig Mag. Je ne l’ai pas fait. L’éviction dont vous parlez en a été la conséquence logique. Mais je ne pense pas que celle-ci ait été à l’origine de l’ostracisme que vous évoquez également. Celui-ci n’est qu’un aspect d’une évolution plus générale du paysage intellectuel, qui a progressivement marginalisé toute une série d’esprits libres et qui a donc frappé bien d’autres intellectuels que moi. C’est cette chape de plomb qui commence aujourd’hui à se dissiper. La banquise idéologique est en train de fondre. Réchauffement climatique !

On vous a reproché à l’époque de défendre des théories « racistes » : qu’en était-il réellement et avez-vous changé sur ces questions ? N’est-ce pas ces anciennes accusations qui vous collent à la peau ?
Les petits procureurs qui veulent aujourd’hui régenter les médias font flèche de tout bois ! Les fantasmes « racialistes » font partie d’un bagage de jeunesse dont je me suis depuis longtemps délesté. J’ai publié trois livres contre le racisme, dans lesquels j’ai méthodiquement déconstruit les théories racistes pour en démontrer la fausseté intrinsèque. J’ai fait de même avec toutes les doctrines qui prétendent reconduire à la seule biologie la spécificité sociale-historique des sociétés humaines. Et quand je parle d’identité, c’est à Martin Buber que je me réfère, pas à Gobineau ! Il suffit de me lire pour le constater (la matière ne manque pas : 102 livres, 2000 articles, 600 entretiens). Mais je ne suis pas non plus naïf : je sais bien que l’objectif est au contraire d’empêcher qu’on me lise.

Par rapport aux débuts de la « Nouvelle Droite », quels sont les principaux points sur lesquels vous estimez avoir changé et quels sont les sujets fondamentaux persistants ?
Plus que des changements, il y a eu des inflexions. Je ne souscrirais plus aujourd’hui, par exemple, au rejet sans nuances de la pensée de Freud ou de celle de Marx auquel j’adhérais encore dans les années 1970. À côté des grands pôles d’influence qui m’ont marqué très tôt, comme la pensée socialiste des débuts du mouvement ouvrier (Sorel, Proudhon, Leroux, Malon), les « non-conformistes » des années 1930 (Mounier, Robert Aron, Alexandre Marc) ou la Révolution Conservatrice allemande (Schmitt, Spengler, Jünger, Moeller van den Bruck), mon intérêt s’est porté de plus en plus vers les sciences sociales, de Max Weber à Jean-Claude Michéa, en passant par Simmel, Sombart, Baudrillard et Louis Dumont. Mais j’ai aussi poursuivi mes travaux sur les traditions populaires ou sur l’histoire des religions.

Comment analysez-vous l’émergence du « politiquement correct », avec son principal vecteur qui est l’antiracisme, et le peu de résistance qu’il a rencontré ?
C’est à l’origine une mode venue des États-Unis. En France, elle a fleuri à gauche, mais elle marque aussi la fin d’une gauche fidèle à ses inspirations initiales. En privilégiant l’antiracisme et la « lutte-contre-toutes-les-discriminations », la gauche recherche un sujet historique de rechange parce qu’elle a délibérément rompu avec le peuple. En récitant les mantras des droits de l’homme et en appelant à faire droit, y compris sur le plan institutionnel, à n’importe quelle forme de « désir », elle veut cacher son honteux ralliement au monothéisme du marché. Cette inflexion n’a guère rencontré de résistance parce que le terrain avait été préparé, depuis au moins deux siècles, par ce que j’ai appelé l’idéologie du Même, cette idéologie multiforme qui nous dit que les hommes sont partout fondamentalement les mêmes et que les différences que l’on constate entre eux sont secondaires, sinon nuisibles. L’égalité, dans cette perspective, devient synonyme de mêmeté.

Vous avez beaucoup écrit sur le libéralisme. Alors que notre pays subit un socialisme étatique étouffant, que la violence islamiste se déchaîne chez nous avec une immigration pléthorique, que l’on « déconstruit » l’homme pas à pas, de la théorie du genre au transhumanisme, bref alors que tant de menaces concrètes nous accablent, en quoi le libéralisme est-il lui aussi un danger dans un tel contexte ?
Les menaces les plus bruyantes et les plus visibles ne sont pas nécessairement les plus importantes. Certaines sont d’autant plus redoutables qu’elles sont silencieuses, comme la montée en puissance de l’intelligence artificielle ou la convergence des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) dans la fabrication et la transformation du vivant. Si je privilégie la critique du libéralisme, c’est parce qu’il représente actuellement l’idéologie dominante dans la majorité des pays de la planète, mais parce qu’il est aussi à l’origine de la plupart des dangers que vous évoquez. Le transhumanisme et l’idéologie du genre reposent l’un et l’autre sur l’idée que l’homme peut se créer lui-même à partir de rien, ce qui est parfaitement conforme à l’anthropologie libérale, qui ne voit pas en l’homme un héritier, mais un être habilité à toujours poursuivre de manière égoïste son meilleur intérêt et dont les choix s’effectuent toujours en aval de lui-même. L’immigration représente à l’origine l’« armée de réserve » du patronat : les libéraux ont toujours été partisans d’une libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Face aux pathologies sociales qui en résultent, ils n’ont rien d’autre à proposer que de créer un « marché de l’immigration » (comme ils veulent aussi créer un marché du droit à polluer !). Quant à la violence islamiste, elle n’est jamais que le résultat convulsif des guerres « humanitaires » lancées au Proche-Orient par des puissances occidentales acquises à l’universalisme des droits de l’homme et à l’obsession du marché.

Les problèmes que je viens d’évoquer départagent-ils selon vous de nouveaux clivages politiques et lesquels ?
Né de la modernité, le clivage droite-gauche s’efface avec elle. Seuls s’y cramponnent encore ceux qui n’ont pas compris que le monde a changé, et que des instruments conceptuels obsolètes ne permettent pas d’en faire l’analyse. Le seul vrai clivage actuel est celui qui oppose la France périphérique à la France urbanisée, le peuple aux élites mondialisées, les gens ordinaires à la Caste, les classes populaires à la grande bourgeoisie mondialiste, les perdants aux profiteurs de la mondialisation, les tenants des frontières aux partisans de l’« ouverture », les « invisibles » aux « sur-représentés », bref ceux d’en bas à ceux d’en haut. Je vous renvoie sur ce point aux travaux de Christopher Lasch et de Christophe Guilluy. Il n’y a que dans cette perspective que l’on peut comprendre un phénomène comme la montée des populismes, qui constituent la seule vraie nouveauté politique des trente dernières années.

Pensez-vous que ces problèmes puissent trouver des solutions dans le cadre du débat électoral et donc être en voie de résolution à la suite d’une « bonne » élection ?
Je ne crois pas beaucoup aux « bonnes » élections, ni que la forme-parti ait encore beaucoup d’avenir. Dans les circonstances présentes, les élections permettent l’alternance, mais pas l’alternative : on reste dans le même paradigme sociétal. Toute la question est de savoir comment on peut en changer. Même si nous vivons à l’époque des implosions plutôt qu’à celle des explosions, mon sentiment est qu’on ne changera de société que lorsqu’il sera devenu impossible de ne pas en changer. C’est une autre manière de s’interroger sur la fin du capitalisme que j’appelle de mes vœux. Je l’ai écrit à plusieurs reprises : le système de l’argent périra par l’argent.

Que signifie pour vous le combat culturel, et comment le situez-vous par rapport à l’action politique ?
La culture générale ayant disparu à l’école, la classe politique se compose aujourd’hui surtout d’incultes instruits, comme dit Alain Finkielkraut. Les partis politiques sont en outre toujours méfiants vis-à-vis des idées, qui à leurs yeux divisent inutilement. La droite, quant à elle, n’a jamais beaucoup aimé les intellectuels. Le travail culturel, qui vise à changer l’esprit du temps, doit donc emprunter d’autres canaux.

Les États-Unis auront un nouveau président à l’automne. Pensez-vous que cela changera concrètement quelque chose pour l’équilibre du monde ?
Les États-Unis sont entrés dans une phase de déclin relatif, mais restent une puissance qu’on aurait tort de sous-estimer. Avec Hillary Clinton, représentante des milieux d’affaires et de l’establishment, le risque principal est celui d’une relance de la guerre froide – voire de la guerre tout court. Le capital a toujours fait appel à la guerre lorsqu’il n’y avait pas d’autre moyen de relancer la course au profit ! Avec Donald Trump, c’est l’inconnu. Au moins serait-il conforme au principe de précaution de se rappeler que, s’il y a toujours eu en Europe des gouvernements pro-américains, il n’y a jamais eu aux États-Unis de gouvernement pro-européen.

Vous vous définissez comme « païen » : qu’est-ce pour vous qu’être païen ? Et qu’est-ce qui fonde votre anthropologie ?
Comment résumer en quelques phrases – et de surcroît dans une revue catholique ! – une position sur laquelle j’ai déjà écrit plusieurs milliers de pages ? L’opposition entre chrétiens et païens ne se réduit évidemment pas au nombre des dieux. Le paganisme est d’abord une religion de la cité (les Grecs rendaient un culte à des dieux grecs). C’est ensuite une religion du kosmos et de la vie, où l’éthique et l’esthétique n’entrent jamais en opposition. Le paganisme, c’est l’éthique de l’honneur, pas la morale du péché. C’est la condamnation de la démesure (hybris), le sens des limites, le refus du primat de tout ce qui n’est que matériel. Historiquement, le christianisme est un phénomène hybride, qui a dû composer dans les formes avec le paganisme sans pour autant cesser de le combattre sur le fond. C’est cette complexité que j’ai essayé de mettre en lumière dans Comment peut-on être païen ? (1981), et peut-être plus encore dans mon dialogue avec le philosophe chrétien Thomas Molnar sur L’éclipse du sacré (1986).
Je n’aime pas ceux qui ne croient à rien. Je crois que pour donner le meilleur de lui-même, pour parvenir à son telos, l’homme doit s’appuyer sur quelque chose qui le dépasse. Mais je ne crois à aucun arrière-monde, à aucun au-delà du monde. Je ne crois pas à la distinction théologique de l’être créé et de l’être incréé. C’est pourquoi je me sens plus chez moi en me plongeant dans les récits homériques ou dans la Chanson des Nibelungen, en pratiquant Héraclite, Aristote, Sénèque ou Marc-Aurèle, qu’en lisant saint Paul ou saint Augustin. J’étudie les origines chrétiennes depuis plus de quarante ans. Je n’y vois rien de crédible ni d’attirant. Au christianisme, je reproche son universalisme (le « peuple de Dieu » ne se confond avec aucun peuple), qui l’empêche, quand il est laissé à lui-même, d’assumer une dimension identitaire. Je lui reproche d’avoir introduit l’individuo-universalisme dans l’espace mental européen, d’avoir vidé le monde de toute sacralité intrinsèque, d’avoir propagé une conception vectorielle, linéaire de l’histoire dont sont sortis tous les historicismes modernes, d’avoir disséminé ces « vérités chrétiennes devenues folles » (Chesterton) qui, une fois sécularisées, ont formé le socle du monde désenchanté, vidé de sens, où nous vivons aujourd’hui.
En même temps, si vous avez lu mes mémoires (Mémoire vive), parues il y a quatre ans, vous savez tout ce que je dois à des auteurs comme Charles Péguy et Georges Bernanos. C’est également avec émotion que je me souviens de Gustave Thibon et de Jean-Marie Paupert, avec qui j’entretenais des rapports de grande affection, partagés me semble-t-il (c’est dans La Nef, en octobre 2003, que Paupert avait eu la gentillesse de me définir comme son « alter ego » !). J’ajoute que je ne suis pas de ceux qui ont fait la moue devant l’encyclique Laudato sí, et que l’« écosocialisme » du pape François me convient très bien. Sur la condamnation de l’argent, ce « fumier du diable », sur le refus de la pléonexie et de la chrématistique, sur la protection des écosystèmes, sur la condamnation de la « marchandisation » du vivant (dont les catholiques oublient seulement trop souvent qu’elle commence déjà avec la vente de la force de travail), il peut assurément y avoir convergence.
Les discussions religieuses sont des discussions sans fin. Même les croyants sont athées dans la religion des autres ! La simple expérience humaine m’a depuis longtemps montré qu’il y a chez les chrétiens, les païens, les athées ou les agnostiques la même proportion d’hommes de bien et d’esprits libres, de minables sectaires et de franches crapules. Les idées sont une chose, les hommes en sont une autre. Je juge d’abord les hommes sur ce qu’ils valent (ou me paraissent valoir), pas sur ce qu’ils disent. C’est ce qui me distingue à la fois des saintes vipères, des tenants du « politiquement correct » et des inquisiteurs du moment.

Sur quels principaux thèmes porte aujourd’hui votre réflexion politique ou philosophique et quels sont pour vous les principaux dangers qui nous menacent ?
Les dangers sont de toutes sortes, car nous n’avons jamais vécu depuis longtemps dans un monde aussi incertain. Parmi ceux que je trouve les plus préoccupants : l’illimitation planétaire de l’idéologie de la marchandise, la disparition des cultures populaires et des modes de vie enracinés, le possible remplacement de l’homme par la machine, l’épuisement des grands projets collectifs, la montée du technomorphisme, et tant d’autres. Ce sont quelques uns des thèmes sur lesquels je réfléchis. Mais je travaille aussi sur des sujets aussi différents que l’effacement du politique ou les acquis de l’exégèse contemporaine. Difficile de tout mener de pair !

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Alain de Benoist : choix de livres
– Vue de droite, 1977, rééd. Le Labyrinthe, 2001.
– L’éclipse du sacré, avec Thomas Molnar, La Table Ronde, 1986.
– Communisme et nazisme, Le Labyrinthe, 1998.
– Au bord du gouffre. La faillite annoncée du système de l’argent, Krisis, 2011.
– Mémoire vive, Éditions de Fallois, 2012.
– Les démons du bien, Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
– Au-delà des droits de l’homme, Pierre-Guillaume de Roux, 2016.

© LA NEF n°284 Septembre 2016