Roger Scruton est l’un des grands philosophes anglais actuels, reconnu outre-Manche, professeur dans les plus grandes universités anglo-saxonnes (Oxford, Boston, Cambridge) et auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Il est « un conservateur intellectuel » anglais – il est « inhabituel » d’être les deux à la fois, précise-t-il avec humour. Son livre le plus accompli sur le conservatisme vient d’être publié en français (1), ce qui a été l’occasion de l’interviewer. Nous remercions Laetitia Strauch-Bonart, préfacière et traductrice du livre, qui a permis cette rencontre.
La Nef – Le conservatisme britannique a une histoire qui lui est propre et qui remonte à Burke : pourriez-vous nous expliquer rapidement ses origines et comment il s’est développé jusqu’à nos jours ?
Roger Scruton – Le moment des Lumières se caractérise par la croyance que l’autorité politique ne vient pas d’en haut mais d’en bas, via la notion de consentement populaire. Tel était le fondement de la doctrine lockéenne du contrat social. Le terme de « conservatisme » a émergé pour désigner cette croyance : les gens ne peuvent choisir librement que s’ils disposent également des traditions sociales et politiques qui leur donnent cette liberté. Ainsi, un certain respect pour l’autorité, la coutume et la loi est implicite dans l’idée même de souveraineté populaire. Ces choses doivent être conservées si nous voulons aussi conserver notre liberté politique.
Dans votre livre, pour définir le conservatisme, vous utilisez une démarche qui consiste à chercher la part de vérité des doctrines les plus courantes : nationalisme, socialisme, capitalisme, libéralisme, multiculturalisme, environnementalisme, internationalisme. Que retenez-vous principalement de cette ambitieuse quête, et à quelle définition du conservatisme parvenez-vous ?
Le conservatisme consiste à aimer ce qui est bon dans votre situation actuelle, et à désirer le conserver. Il y a beaucoup de bonnes choses, et le pire obstacle à leur conservation est de rendre un hommage appuyé à seulement l’une d’entre elles. Voilà pourquoi je repère ce qui est bon dans chacune des causes politiques les plus importantes.
Une notion apparaît chez vous comme essentielle : celle du territoire ; notion qui seule aujourd’hui permet un « nous » commun à tous : pourriez-vous nous expliquer votre pensée sur ce point ?
Nous sommes en conflit avec une vision du monde qui fait de l’obéissance à Dieu le fondement de l’ordre politique, et qui ne sait pas quoi faire du voisin qui ne croit pas en Dieu, ou qui croit en un autre Dieu. En attachant notre loyauté à l’endroit qui est le nôtre, ainsi qu’à la culture et au droit qui s’y sont établis, nous nous ouvrons à la coexistence pacifique de religions différentes. C’est ce qu’avait compris la paix de Westphalie : la souveraineté nationale doit primer l’engagement religieux si l’on veut mettre fin aux guerres de Religion. Maintenant, elles menacent de recommencer : Allah contre le monde.
Vous défendez la nécessité de l’enracinement : le principal obstacle n’est-il pas la vision moderne d’une totale émancipation de l’homme de toute tutelle qu’il n’a pas lui-même choisie (d’où la porte ouverte à toutes les transgressions éthiques que l’on observe en Occident) ? Autrement dit, la difficulté n’est-elle pas de trouver un équilibre entre enracinement et émancipation, objet des travaux en France de Chantal Delsol ?
Je suis en total accord avec Chantal Delsol : nous devons réconcilier enracinement et émancipation. Et le moyen d’y arriver est de mener nos politiques à l’échelle locale et d’encourager le développement d’une société civile indépendante de l’État.
Dans votre chapitre sur le libéralisme, vous évoquez peu les méfaits de la mondialisation libérale et marchande qui broie les identités, les cultures et jusqu’aux nations, alors même que vous fustigez le déracinement et les excès du multiculturalisme : ne faites-vous aucun lien entre les deux ?
Il est vrai que la mondialisation libérale érode les identités, et qu’elle porte donc atteinte à la possibilité d’un véritable gouvernement libéral. Mais ce n’est pas une raison pour contribuer par nos efforts au processus de mondialisation, au lieu de lui résister. Nos intellectuels aiment à nous rappeler que les problèmes de l’humanité sont insolubles. Nous, conservateurs, essayons de montrer, étape par étape, comment vivre avec ces problèmes, en atténuant leur impact.
Christophe Guilluy a montré en France que le modèle mondialisé actuel ne pouvait qu’accoucher d’une société multiculturelle qui marginalise une partie de la population, celle qu’il nomme la « France périphérique » : une telle analyse vous semble-t-elle pertinente pour la Grande-Bretagne ?
Peut-être avons-nous le même problème. Mais la société multiculturelle nous a été imposée alors même que nous ne savons pas ce qu’elle est. Un instituteur dans nos quartiers pauvres ne peut pas raisonnablement enseigner une pluralité de cultures. Il ou elle doit enseigner la culture britannique en anglais et les seules victimes de ce multiculturalisme sont les familles ouvrières anglaises à l’ancienne, qui n’ont pas de culture alternative à la maison, mais qui doivent subir des abus de l’élite libérale, qui leur dit qu’ils sont racistes de vouloir ce qu’ils ont toujours eu.
Ces questions d’identité, de nation, importantes dans votre livre, sont en France des thèmes politiquement incorrects et ils ont rassemblé des intellectuels de gauche comme de droite que l’on a qualifiés de « nouveaux réactionnaires » (Pierre Manent, Chantal Delsol, Éric Zemmour, Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Michel Onfray…) : ces questions sont-elles débattues plus librement en Angleterre et que pensez-vous de ces débats en France, vous sentez-vous proche des intellectuels cités sur ces questions ? Les arguments de la gauche sont si faibles que les gens de gauche n’ont d’autre recours que ce genre d’abus. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas les étiquettes – « conservateur », « réactionnaire », « raciste », etc. – mais la vérité. Avons-nous besoin d’une identité nationale partagée ? Si oui, comment peut-on la créer et la maintenir ? Il serait probablement plus facile d’y arriver si les gens de gauche faisaient profil bas pendant quelque temps. Mais eux aussi doivent être inclus, ce qui explique la difficulté de la tâche.
Pourquoi selon vous le conservatisme a-t-il si mauvaise presse en France, est-il si peu enraciné ? Le conservatisme ne correspond-il pas plutôt au tempérament britannique ?
Le problème en France remonte à la Révolution – sujette aux mythes – à propos de laquelle il est même dangereux aujourd’hui de dire la vérité, à la manière d’un François Furet ou d’un René Sédillot. De temps en temps, les Français arrivent à distinguer, à travers le nuage de mensonges, le cœur spirituel de leur nation, comme l’ont fait Charles Péguy ou Charles de Gaulle. Mais le bruit des intellectuels de gauche est trop fort pour que soit clairement entendue la petite voix de l’attachement.
Vous évoquez à plusieurs reprises dans votre livre la présence de l’islam en Europe, et vous dites notamment que les islamistes ne peuvent jouer le jeu démocratique du compromis : comment peut-on gérer dès lors une présence importante de musulmans dans nos pays européens ?
Nous devons encourager la libre expression des opinions sur la religion et le débat public sur la foi musulmane – ce qu’elle permet et ce qu’elle ne permet pas. La foi musulmane doit s’adapter, sans quoi elle continuera à engendrer des anti-citoyens plutôt que des citoyens. Et cela conduira à une guerre civile permanente, comme au Moyen-Orient.
Vous avez une approche originale de l’« environnementalisme » : pourriez-vous nous expliquer succinctement votre point de vue ?
L’objectif du conservatisme est de protéger le capital social. Il entend aussi préserver le capital naturel. Son concept fondamental est le concept de foyer, et d’amour pour le foyer : ce que j’appelle « oikophilia ». Cela permet d’identifier le motif auquel doit en appeler toute écologie cohérente. Mais les gens de gauche refusent de reconnaître ce motif, car il sent le « nationalisme », la « xénophobie », etc. (rajoutez les étiquettes que vous voulez). En conséquence, leurs politiques environnementales sont contre-productives et à peine croyables – encore un autre aspect de la mondialisation contre laquelle ils prétendent se dresser.
Que représente pour vous le Brexit, est-il le signe d’une vitalité de la nation britannique ?
Oui, et aussi un défi lancé aux autres nations européennes pour qu’elles fassent de même : à savoir cesser d’être régies par un traité qui est manifestement mort, et prendre elles-mêmes en charge leur gouvernement.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
et traduits de l’anglais par nos soins
(1) Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur. Territoire, coutumes, esthétiques : un héritage pour l’avenir, préface de Laetitia Strauch-Bonart, L’Artilleur, 2016, 286 pages, 20 €.
Voici un livre stimulant qui aborde nombre de questions, original aussi en essayant de retenir tout ce qui est bon dans les principaux « ismes ». Il en ressort « l’importance de la tradition comme forme de connaissance ». Sa vision de la religion, en revanche, est assez sociologique et donc discutable. – C.G.
© LA NEF n°286 Novembre 2016