La démographie est un enjeu essentiel pourtant peu pris en compte par nos responsables politiques. Aperçu significatif sur un sujet aussi vaste que complexe.
On avance habituellement un chiffre supérieur à 9 milliards d’humains pour 2050 – nous sommes 7,4 milliards en 2016 – comme s’il était une certitude, ce qui n’est pas le cas, car il dépend d’hypothèses par définition incertaines (risques de sous-alimentation ou de mal-alimentation, conflits meurtriers…). Contrairement à l’usage fréquent et irrationnel de l’expression « explosion démographique », l’évolution moyenne de la population dans le monde se caractérise, depuis la fin des années 1960, par une continuelle décélération, conforme à la logique de la transition démographique. Celle-ci comprend deux étapes. La première est celle pendant laquelle les progrès économiques, sanitaires, hygiéniques… permettent d’enregistrer une baisse très importante de la mortalité des nouveau-nés, des enfants et des adolescents, et des femmes en couche. La seconde étape est de nature différente. Là, le changement provient de la natalité qui se met à baisser parce que les couples ont réalisé l’amélioration considérable des taux de survie de leurs nouveau-nés, il n’y a donc plus besoin d’autant de naissances pour satisfaire la descendance espérée.
Ce mécanisme de la transition démographique est essentiel car il explique la croissance démographique inédite dans le monde depuis deux siècles. Il dément ainsi une croyance fréquente selon laquelle cette multiplication par six de la population mondiale durant cette période serait due à une tendance des couples à une fécondité débridée. La croissance démographique tient en réalité aux progrès qui ont permis le recul de la mortalité et non à une natalité excessive. En effet, entre 1950 et 2015, la fécondité moyenne dans le monde est passée de 5 enfants par femme à 2,5, soit une baisse de 50 %.
Si l’on examine maintenant l’évolution démographique par continent, le plus grand changement structurel de la géographie des populations qui s’opère au cours du XXIe siècle concerne l’Europe et l’Afrique. La démographie historique, qui a permis d’estimer le peuplement de la planète depuis vingt-cinq siècles, a montré que le monde comptait trois grands foyers de peuplement – l’Asie orientale, le sous-continent indien et l’Europe – représentant au total plus de la moitié de la population dans le monde. Le reste de la planète, minoritaire en population, bien que très largement majoritaire en superficie, ne comptait que des foyers de peuplement localisés, comme la vallée du Nil.
Or, surtout depuis le dernier quart du XXe siècle, deux dynamiques opposées écartent de plus en plus l’Europe d’une sorte de podium démographique où elle restait encore installée, dans les années 1980, avec la Chine et l’Inde.
D’une part, l’Europe est, depuis le milieu des années 1970, entrée dans ce que j’ai appelé un « hiver démographique », soit une fécondité nettement et durablement en dessous du seuil de remplacement des générations. Sa population a néanmoins légèrement augmenté en raison d’une longévité accrue et des apports migratoires. Mais la projection moyenne indique un dépeuplement sous l’effet d’un nombre de naissances moindre que celui des décès.
D’autre part, l’Afrique, qui connaît à son tour le processus de transition démographique, enregistre une forte croissance. Le continent africain est devenu plus peuplé que l’Europe en 1995. Sa population dépasse celle de l’Amérique entière vers 2000 et, au milieu des années 2000, l’Afrique devient milliardaire en nombre d’habitants. La projection moyenne indique 1,6 milliard d’habitants en Afrique en 2030 et près de 2,4 en 2050. Autrement dit, l’Afrique devrait monter sur le podium démographique à la place de l’Europe.
Chacun de ces enjeux engendre des effets géopolitiques spécifiques, même si demeure, en toile de fond, un élément fondamental : si la « loi du nombre » s’applique, l’Europe du XXIe siècle, au fil de la diminution relative de sa population dans le monde, ne pourra revendiquer une place géopolitique aussi importante que dans les siècles précédents. La création du G20 en 2008 et sa composition prennent d’ailleurs acte de cette évolution avec l’introduction des pays émergents. Songeons aussi à la réponse du ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, à qui les députés français reprochaient sa volonté de paix avec l’Allemagne dans les années 1920 : « Je fais la politique étrangère de notre natalité. » Considérant cette formulation, on peut se demander si l’incapacité de la plupart des pays européens à assurer leur propre sécurité et leur propre défense n’est pas corrélée avec le vieillissement de leur population.
CHANGEMENT MAJEUR
Autre changement démographique majeur : selon les projections moyennes effectuées au début des années 2010, les rangs pourraient s’inverser entre les deux seuls pays milliardaires en nombre d’habitants, la Chine et l’Inde. En effet, côté chinois, la décélération de la croissance démographique est nette. Sous l’effet de sa politique démographique coercitive, dite « politique de l’enfant unique », la baisse de la fécondité de la Chine s’est accentuée. Mais surtout, cette politique a engendré un déficit de femmes en raison de la préférence pour les garçons, ce qui minore la capacité reproductive du pays. Certes, en novembre 2013, le Parti communiste chinois a annoncé un premier assouplissement, puis, en octobre 2015, la possibilité pour les couples d’avoir un second enfant. Mais ces changements n’apportent pas de modification structurelle aux modes d’application de la politique démographique en Chine. Aussi la population chinoise des années 2010 ne continue-t-elle de croître que du fait de ce que l’on appelle l’inertie démographique : bien que sa fécondité soit devenue très faible, les naissances sont encore relativement élevées en raison des effectifs de femmes en âge de procréer, qui correspondent aux naissances féminines des années 1980. En outre, l’amélioration de l’espérance de vie limite le nombre de décès. Mais, si la fécondité ne remonte pas très fortement, la situation pourrait s’inverser dans les années 2030, sous le triple effet d’un nombre amoindri de femmes en âge de procréer et du vieillissement de la population entraînant une hausse des décès.
En revanche, la population de l’Inde, devenue milliardaire au début du XXIe siècle, est caractérisée par une fécondité plus élevée que celle de la Chine et par un déficit de filles nettement moindre, même si la diffusion de l’échographie engendre, dans certains États, la possibilité de concrétiser le choix préférentiel pour les garçons. Les projections moyennes laissent donc envisager une poursuite de la croissance démographique de l’Inde, même si son rythme ralentit. Sa montée démographique pourrait se traduire par une rupture stratégique dans le concert des nations, la démographie jouant un rôle de co-acteur à côté d’autres éléments nécessaires, comme la consolidation de sa construction étatique, plutôt réussie à ce jour. En effet, qui aurait pu assurer avec certitude, en 1947, que l’Inde n’aurait pas éclaté sous l’effet de forces centrifuges durant les soixante-dix premières années de son indépendance ?
LES ÉTATS-UNIS
D’autres mutations géopolitiques se dessinent avec les évolutions démographiques du troisième pays le plus peuplé au monde : les États-Unis. En effet, en raison de la diversification de ses flux migratoires, la composition du peuplement des États-Unis change de nature. Les millions d’immigrants arrivés aux États-Unis durant le XIXe siècle et les deux premiers tiers du XXe siècle venaient essentiellement du continent européen. Les États-Uniens considérant qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres sont originaires d’Europe forment encore la majorité de la population des États-Unis. Désormais, le Mexique est le premier pays non européen, avec une diaspora comptant, selon les derniers chiffres de 2011, 34 millions de personnes, soit plus d’un dixième de la population des États-Unis. L’une des raisons de la prévalence européenne de l’origine des Étatsuniens tient à ce que ce pays a longtemps contenu d’autres immigrations. Par exemple, en 1882, considérant que les Asiatiques refusent de s’assimiler et qu’ils n’ont pas l’intention de devenir Américains, les États-Unis votent le Chinese Exclusion Act interdisant l’accès définitif aux Extrême-Orientaux. En 1917, la loi sur l’immigration confirme la fermeture des frontières pour les immigrants de la quasi-totalité des pays d’Asie et des îles du Pacifique en instituant l’Asiatic Barred Zone. En 1921, le Quota Act instaure une politique de quotas pour empêcher des modifications dans la répartition du pays par ethnies. Quant à la diaspora mexicaine, son importance s’explique à la fois par la proximité géographique et par l’histoire.
La combinaison des changements législatifs de la politique états-unienne d’immigration et des facteurs d’émigration entraîne une diversification croissante de l’origine géographique des immigrants aux États-Unis. Ainsi, pour la dernière décennie, les immigrants africains ont presque doublé en nombre, tandis que ceux d’Asie augmentaient davantage que ceux du Mexique. Dans le même temps, le nombre d’immigrants issus d’Europe et du Canada diminuait, dans un contexte où leur hiver démographique limite le nombre de migrants potentiels. La diversité du peuplement des États-Unis a aussi pour effet une hétérogénéité humaine croissante. En conséquence, les projections moyennes de la population des États-Unis indiquent que la catégorie des « Blancs non hispaniques » ne serait plus majoritaire à l’horizon 2050 et, donc, que l’addition de la totalité des minorités (hispanique, noire, asiatique, etc.) formerait la majorité de la population.
Ainsi, le futur des États-Unis est peut-être moins dans son « hispanisation », redoutée par Samuel Huntington, que dans la formation progressive d’un « État-Monde », ce qui aura d’inévitables conséquences géopolitiques. En interne, l’un des défis que les États-Unis doivent relever est celui de la préservation de leur cohésion nationale, en s’appuyant notamment sur leur modèle institutionnel fondé sur le fédéralisme. En externe, les États-Unis se trouvent, en raison de la présence de multiples diasporas, impliqués volens nolens dans la géopolitique de multiples pays du monde. En outre, il leur faut composer avec des diasporas dont les intérêts géopolitiques peuvent être divergents. Les États-Unis pourraient par conséquent éprouver des difficultés accrues à définir une politique étrangère claire et à la faire accepter par l’ensemble de leur population.
Les analyses ci-dessus démontrent toute l’importance de la démographie politique, qui permet notamment de déceler les conséquences géopolitiques des changements démographiques.
ALERTE EN FRANCE
Si, depuis 1946, la France enregistre constamment un excédent des naissances sur les décès, ce dernier diminue avec la baisse de fécondité depuis les années 1970, tandis que les décès semblent appelés à augmenter, ne serait-ce qu’en raison du vieillissement de la population.
Ainsi, dans l’histoire démographique de la France, l’année 2015 restera-t-elle un double incident de parcours ou un vrai tournant ? Au plan quantitatif, les changements sont incontestables : nette diminution des naissances, décrochage à la baisse de la fécondité, forte hausse des décès. Une analyse approfondie suppose aussi de choisir la bonne échelle géographique. Car la baisse du nombre de naissances en France métropolitaine en 2015 est nette : moins 19 000 naissances, soit un recul de 2,5 % par rapport à l’année précédente sachant que la fécondité est passée de 1,98 enfant par femme en 2014 à 1,93 en 2015. Comment expliquer une telle baisse ? La mauvaise santé économique de la France ne paraît pas déterminante puisque la crise a commencé en 2008 sans effet baissier significatif sur la fécondité. Mais cette mauvaise santé engendre bien des effets démographiques dans un pays nettement moins attractif pour les immigrants que l’Allemagne, l’Autriche ou le Royaume-Uni.
Or, les variations de fécondité de la France métropolitaine sont, ces dernières décennies, essentiellement liées à des changements dans la politique familiale et dans la confiance en cette dernière. Pour ne prendre qu’un exemple, la baisse de 1981-1982 s’explique par la remise en cause de certains aspects de cette politique, et la hausse de 1985 par l’aménagement de nouvelles prestations permettant de concilier plus facilement vie professionnelle et vie familiale. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à ce que les décisions de politique familiale aient des effets : si les décisions de politique économique ont des conséquences, celles de la politique familiale ne peuvent être neutres.
La seconde alerte de l’année 2015 tient à la forte hausse des décès : plus 40 000 en France métropolitaine, soit une hausse supérieure à 7 %. A priori, les causes sont bien renseignées : grippe sévère, vaccin antigrippe peu efficace, canicule modeste mais réelle. Notons toutefois que l’année 2015 enregistre la seule baisse de l’espérance de vie depuis la forte canicule de 2003, qui avait causé 15 000 décès supplémentaires. Et d’autres années ont enregistré des surcroîts de décès dus à des hivers plus mortifères sans engendrer de baisse de l’espérance de vie.
Le mauvais résultat de la mortalité en 2015 est l’occasion de rappeler que le haut niveau d’espérance de vie atteint au début des années 2010, suite à une progression assez régulière au fil des décennies, et d’ailleurs généralement imprévue, n’est pas un acquis. L’évolution de l’espérance de vie dépend de facteurs plutôt externes aux individus, comme l’efficacité du système sanitaire ou les innovations médicales et pharmaceutiques, mais aussi de leurs comportements. Elle dépend donc à la fois de la façon de vivre des personnes et, par exemple, des contrôles sur l’utilisation des pesticides.
Derrière la forte hausse de décès en 2015, due il est vrai en partie au vieillissement de la population, ne pourrions-nous pas aussi déceler les possibles effets de la consommation de produits alimentaires dont la composition finit, au fil des années, par affecter la santé des consommateurs, certains comportements alimentaires se traduisant par la hausse des taux d’obésité, des moyens insuffisants pour se soigner caractérisant une partie de plus en plus importante de notre population, ou encore une offre médicale lacunaire dans certains territoires ? Si la réponse à cette question était positive, la baisse de l’espérance de vie en 2015 serait ce qu’on appelle en prospective un « signal faible », c’est-à-dire annonciateur d’une évolution de l’espérance de vie moins favorable dans le futur que dans les décennies précédentes.
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En conclusion générale, il faut insister sur le fait que l’avenir n’est pas écrit et qu’aucun chiffre annoncé de population mondiale n’est certain. Ce qui est sûr en revanche, c’est que la géographie de la population en 2050 continuera d’être fort diversifiée, avec toujours des réalités locales très variées. Il n’y aura donc pas de mondialisation en démographie. Enfin, l’inertie propre aux réalités démographiques assure que le XXIe siècle connaîtra de façon inédite le processus de vieillissement de la population, et ce avec une intensité inégalée qui en fera le phénomène spécifique du XXIe siècle.
Gérard-François Dumont
Gérard-François Dumont est professeur à la Sorbonne, démographe internationalement reconnu, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007.
© LA NEF n°286 Novembre 2016