La cardinal Robert Sarah à Rome le 9/11/2015. Photo : Eric Vandeville

« La force du silence »

Après le succès de Dieu ou rien (Fayard, 2015), le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, publie un nouveau livre avec Nicolas Diat (1). Livre magnifique d’une hauteur spirituelle remarquable qui nous fait entrer dans le cœur du mystère de Dieu : le silence, nécessaire pour toute rencontre avec le Seigneur, dans la vie intérieure comme dans la liturgie. Rencontre avec un homme habité par Dieu.

La Nef – Ce livre que vous proposez aux lecteurs est une véritable méditation spirituelle sur le silence : pourquoi vous êtes-vous lancé dans une réflexion si profonde que l’on n’attend pas habituellement d’un Préfet de la Congrégation pour le Culte divin en charge de dossiers très concrets de la vie de l’Eglise ?

Cardinal Robert Sarah – « Le premier langage de Dieu, c’est le silence ». En commentant cette riche et belle intuition de saint Jean de la Croix, Thomas Keating, dans son ouvrage Invitation to love écrit : « Tout le reste est une pauvre traduction. Pour entendre ce langage, nous devons apprendre à être silencieux et à nous reposer en Dieu ».

Il est temps de retrouver l’ordre véritable des priorités. Il est temps de remettre Dieu au centre de nos préoccupations, au centre de notre agir et de notre vie, à la seule place qu’Il doit occuper. Ainsi, notre cheminement chrétien pourra graviter autour de ce Roc, se structurer dans la lumière de la foi et se nourrir dans la prière, qui est un moment de rencontre silencieuse et intime où l’homme se tient face à face avec Dieu pour l’adorer et lui exprimer son amour filial.

Ne nous trompons pas. La véritable urgence est ici : retrouver le sens de Dieu. Or le Père ne se laisse approcher que dans le silence. Ce dont l’Église a le plus besoin aujourd’hui, ce n’est pas d’une réforme administrative, d’un programme pastoral de plus, d’un changement structurel. Le programme existe déjà : c’est celui de toujours, tiré de l’Evangile et de la tradition vivante. Il est centré sur le Christ lui-même que nous devons connaître, aimer, imiter, pour vivre en Lui et par Lui, transformer notre monde qui se dégrade car les hommes vivent comme si Dieu n’existait pas. Comme prêtre, comme pasteur, comme Préfet, comme Cardinal, ma priorité est de dire que Dieu seul peut combler le cœur de l’homme.

Je crois que nous sommes victimes de la superficialité, de l’égoïsme et de l’esprit mondain que répand la société médiatique. Nous nous perdons dans des luttes d’influences, des conflits de personnes, dans un activisme narcissique et vain. Nous nous gonflons d’orgueil, de prétention, prisonnier d’une volonté de puissance. Pour des titres, des charges professionnelles ou ecclésiastiques, nous acceptons de viles compromissions. Mais tout cela passe comme la fumée. Dans mon nouveau livre, j’ai voulu inviter les chrétiens et les hommes de bonne volonté à entrer dans le silence ; sans lui, nous sommes dans l’illusion. La seule réalité qui mérite notre attention, c’est Dieu lui-même, et Dieu est silencieux. Il attend notre silence pour se révéler.

Retrouver le sens du silence est donc une priorité, une nécessité, une urgence.

Le silence est plus important que toute autre œuvre humaine. Car il exprime Dieu. La véritable révolution vient du silence, elle nous conduit vers Dieu et les autres pour nous mettre humblement à leur service. 

Pourquoi la notion de silence est-elle si essentielle à vos yeux ? Le silence est-il nécessaire pour trouver Dieu et en quoi « est-il la plus grande liberté de l’homme » (n°25) ? En tant que « liberté », le silence est-il une ascèse ?

Le silence n’est pas une notion, c’est la voie qui permet aux hommes d’aller à Dieu.

Dieu est silence, et ce silence divin habite l’homme. En vivant avec le Dieu silencieux, et en Lui, nous devenons nous-mêmes silencieux. Rien ne nous fera mieux découvrir Dieu que ce silence inscrit au cœur de notre être.

Je ne crains pas d’affirmer qu’être fils de Dieu, c’est être fils du silence.

La conquête du silence est un combat et une ascèse. Oui, il faut du courage pour se libérer de tout ce qui nous alourdit notre vie qui n’aime rien tant que les apparences, la facilité et l’écorce des choses. Emporté vers l’extérieur par son besoin de tout dire, le bavard ne peut qu’être loin de Dieu, incapable de toute activité spirituelle profonde. Au contraire, le silencieux est un homme libre. Les chaînes du monde n’ont pas prise sur lui.

Aucune dictature ne peut rien contre l’homme silencieux. On ne peut pas voler son silence à un homme.

Je pense à mon prédécesseur sur le siège de Conakry en Guinée, Mgr Raymond-Marie Tchidimbo. Il est resté en prison pendant près de neuf ans, persécuté par la dictature marxiste. Il lui était interdit de rencontrer et de parler à quiconque. Le silence imposé par ses bourreaux est devenu le lieu de sa rencontre avec Dieu. Mystérieusement, son cachot est devenu un vrai « noviciat » et ce réduit misérable et sordide lui a permis de comprendre un peu le grand silence du Ciel. 

Est-il encore possible de comprendre l’importance du silence dans un monde où le bruit, sous toutes ses formes, ne cesse jamais ? Est-ce une situation nouvelle de la « modernité », avec ses médias, TV, internet, ou le bruit a-t-il toujours été l’une des caractéristiques du « monde » ?

Dieu est silence, et le diable, lui, est bruyant. Depuis toujours, Satan cherche à masquer ses mensonges sous une agitation trompeuse et sonore. Le chrétien se doit de n’être pas du monde. Il lui appartient de se détourner des bruits du monde, de ses rumeurs qui courent toute bride rabattue pour mieux nous détourner de l’essentiel : Dieu.

Notre époque ultra-technicisée et affairée nous a rendu plus malade encore. Le bruit est devenu comme une drogue dont nos contemporains sont dépendants. Avec son apparence de fête, le bruit est un tourbillon qui évite de se regarder en face, de se confronter au vide intérieur. C’est un mensonge diabolique. Le réveil ne peut être que brutal.

Je ne crains pas d’appeler tous les hommes de bonne volonté à entrer dans une forme de résistance. Que deviendra notre monde s’il ne peut trouver des oasis de silence ?

Dans les flots agités des paroles faciles et creuses, le fait de se taire revêt l’apparence de la faiblesse. Dans le monde moderne, l’homme silencieux devient celui qui ne sait pas se défendre. Il est un « sous-homme » face au soi-disant fort qui écrase et noie l’autre dans les flots de ses discours. L’homme silencieux est un homme en trop. C’est la raison profonde des crimes abominables ou du mépris et de la haine des modernes contre ces êtres silencieux que sont les enfants non nés, les malades ou les personnes en fin de vie. Ces hommes sont les prophètes magnifiques du silence. Avec eux, je ne crains pas d’affirmer que les prêtres de la modernité, qui déclarent une forme de guerre au silence, ont perdu la bataille. Car nous pouvons rester silencieux au milieu des plus grands fatras, des agitations abjectes, au milieu des vacarmes et des hurlements de ces machines infernales qui invitent à l’activisme en nous arrachant à toute dimension transcendante et à toute vie intérieure.

Si l’homme intérieur recherche le silence pour trouver Dieu, Dieu lui-même est-il toujours silencieux ? Et comment comprendre ce que certains appellent le « silence de Dieu » face aux drames paroxystiques du mal, comme la Shoah, les goulags… ? D’une façon plus générale, l’existence du mal remet-il en cause la « toute-puissance » de Dieu ?

Votre question nous fait entrer dans un mystère très profond. A la Grande Chartreuse, nous avons longuement médité ce point avec le Prieur général, Dom Dysmas de Lassus.

Dieu ne veut pas le mal. Pourtant, il reste étonnamment silencieux devant nos épreuves. Malgré tout, la souffrance, loin de mettre en cause la toute-puissance de Dieu, nous la révèle. J’entends encore la voix de cet enfant qui demandait en pleurant : « Pourquoi Dieu n’a-t-il pas empêché que papa soit tué ? » Dans son silence mystérieux, Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. Dieu a sa façon mystérieuse d’être proche de nous dans nos épreuves. Il est intensément présent dans nos épreuves et nos souffrances. Sa force se fait silencieuse parce qu’elle révèle son infinie délicatesse, sa tendresse aimante pour ceux qui souffrent. Les manifestations extérieures ne sont pas forcément les meilleures preuves de proximité. Le silence révèle la compassion, la part que Dieu prend à nos souffrances. Dieu ne veut pas le mal. Et plus le mal est monstrueux, plus il apparaît que Dieu en nous est la première victime.

La victoire du Christ sur la mort, et le péché, se consomme dans le grand silence de la croix. Dieu manifeste sa toute puissance dans ce silence qu’aucune barbarie ne pourra jamais souiller.

Lorsque je me suis rendu dans des pays qui traversaient des crises violentes et profondes, des souffrances, des misères tragiques, comme la Syrie, la Lybie, Haïti, les Philippines après les dévastations du typhon, j’ai constaté combien la prière silencieuse est le dernier trésor de ceux qui n’ont plus rien. Le silence est la dernière tranchée où nul ne peut entrer, l’unique chambre où demeurer en paix, le lieu où la souffrance baisse un instant les armes. Dans la souffrance, cachons-nous dans la forteresse de la prière.

Alors la puissance des bourreaux n’a plus d’importance ; les criminels peuvent tout détruire avec fureur, il est impossible d’entrer par effraction dans le silence, le cœur, la conscience d’un homme qui prie et se blottit en Dieu. Les battements d’un cœur silencieux, l’espérance, la foi et la confiance en Dieu demeurent insubmersibles. A l’extérieur, le monde peut devenir un champ de ruines, mais à l’intérieur de notre âme, dans le plus grand silence, Dieu veille. La guerre et les cortèges d’horreurs n’auront jamais raison de Dieu, présent en nous. Devant le mal et le silence de Dieu, il faut toujours se tenir en prière et crier silencieusement en disant avec foi et amour :

« Je t’ai cherché, Jésus !

Je t’ai entendu pleurer de joie

à la naissance d’un enfant.
Je t’ai vu chercher la liberté

à travers les barreaux d’une prison.

Je suis passé près de toi

quand tu quémandais un morceau de pain.

Je t’ai entendu hurler de douleur

quand tes enfants étaient terrassés par les bombes.

Je t’ai découvert dans les salles d’un hôpital,

soumis à des thérapies sans amour.

Maintenant, je t’ai trouvé,

je ne veux plus te perdre.

Je t’en prie, apprends-moi à t’aimer. »

Avec Jésus, nous portons mieux nos souffrances et nos épreuves. 

Quel rôle attribuez-vous au silence dans notre liturgie latine, où le voyez-vous et comment conciliez-vous silence et participation ?

Devant la majesté de Dieu, nous perdons nos mots. Qui oserait prendre la parole devant le Tout-Puissant ? Saint Jean-Paul II voyait dans le silence l’essence de toute attitude de prière, parce que ce silence chargé de présence adorée manifeste « l’humble acceptation des limites de la créature face à la transcendance infinie d’un Dieu qui ne cesse de se révéler comme un Dieu amour. » Refuser ce silence empli de crainte confiante et d’adoration, c’est refuser à Dieu la liberté de nous saisir par son amour et sa présence. Le silence sacré est donc le lieu où nous pouvons rencontrer Dieu, parce que nous venons vers lui avec l’attitude juste de l’homme qui tremble et se tient à distance tout en espérant avec confiance. Nous, prêtres, devons réapprendre la crainte filiale de Dieu et la sacralité de nos rapports avec Lui. Nous devons réapprendre à trembler de stupeur devant la Sainteté de Dieu et la grâce inouïe de notre sacerdoce.

Le silence nous apprend une grande règle de la vie spirituelle : la familiarité ne favorise pas l’intimité, au contraire, la juste distance est une condition de la communion. C’est par l’adoration que l’humanité marche vers l’amour. Le silence sacré ouvre au silence mystique, plein d’intimité amoureuse. Sous le joug de la raison séculière, nous avons oublié que le sacré et le culte sont les seules portes d’entrée de la vie spirituelle. Je n’hésite donc pas à affirmer que le silence sacré est une loi cardinale de toute célébration liturgique.

En effet, il nous permet d’entrer en participation du mystère célébré. Le Concile Vatican II souligne que le silence est un moyen privilégié pour favoriser la participation du peuple de Dieu à la liturgie.

Les Pères conciliaires voulaient manifester ce qu’est une véritable participation liturgique : l’entrée dans le mystère divin. Sous prétexte de rendre l’accès à Dieu facile, certains ont voulu que tout dans la liturgie soit immédiatement intelligible, rationnel, horizontal et humain. Mais en agissant ainsi, nous courrons le risque de réduire le mystère sacré à de bons sentiments. Sous prétexte de pédagogie, certains prêtres s’autorisent d’interminables commentaires plats et horizontaux. Ces pasteurs ont-ils peur que le silence devant le Très-Haut déroute les fidèles ? Croient-ils que l’Esprit Saint est incapable d’ouvrir les cœurs aux Mystères divins en y répandant la lumière de la grâce spirituelle ?

Saint Jean-Paul II nous met en garde : l’homme entre en participation de la divine présence « surtout en se laissant éduquer à un silence d’adoration, car au sommet de la connaissance et de l’expérience de Dieu, il y a sa transcendance absolue. »

Le silence sacré est le bien des fidèles, et les clercs ne doivent pas les en priver !

Le silence est l’étoffe dans laquelle devraient être taillées nos liturgies. Rien dans ces dernières ne saurait rompre l’atmosphère silencieuse qui est leur climat naturel.

N’y a-t-il pas un certain paradoxe à affirmer la nécessité du silence dans la liturgie, tout en reconnaissant que les liturgies orientales n’ont pas de moments de silence (n°259), alors qu’elles sont particulièrement belles, sacrées et priantes ?

Votre remarque est judicieuse et montre qu’il ne suffit pas de décréter des « moments de silence » pour que la liturgie soit imprégnée de silence sacré.

Le silence est une attitude de l’âme. Il n’est pas une pause entre deux rites, il est lui-même pleinement un rite.

Certes, les rites orientaux ne prévoient pas de temps de silence pendant la divine liturgie. Néanmoins, ils connaissent intensément la dimension apophatique de la prière devant le Dieu « ineffable, incompréhensible, insaisissable ». La Divine liturgie est en quelque sorte plongée dans le Mystère. Elle est célébrée derrière l’iconostase qui est pour les Orientaux le voile qui protège le mystère. Chez nous, Latins, le silence est une iconostase sonore. Le silence est une mystagogie, il nous permet d’entrer dans le mystère sans le déflorer. Dans la liturgie, le langage des mystères est silencieux. Le silence n’occulte pas, il révèle en profondeur.

Saint Jean-Paul II nous enseigne que « le mystère se voile continuellement, se couvre de silence, pour éviter qu’à la place de Dieu, on ne construise une idole. » Je veux affirmer qu’aujourd’hui le risque est grand pour les chrétiens de devenir idolâtres. Prisonniers du bruit des discours humains interminables, nous ne sommes pas loin de construire un culte à notre hauteur, un dieu à notre image. Comme le remarquait le Cardinal Godfried Danneels, « la liturgie occidentale, telle qu’elle est pratiquée, a pour principal défaut d’être trop bavarde. » En Afrique, dit l’abbé Faustin Nyombayré, prêtre rwandais, « la superficialité n’épargne pas la liturgie ou les séances prétendument religieuses, d’où on rentre essouffler et transpirant, plutôt que reposé, rempli de ce qu’on a célébré pour mieux vivre et témoigner ». Les célébrations deviennent parfois bruyantes et fatigantes. La liturgie est malade. Le symptôme le plus frappant de cette maladie est l’omniprésence du micro. Il est devenu si indispensable qu’on se demande comment on a pu célébrer avant son invention !

Le bruit du dehors, et nos propres bruits intérieurs, nous rendent étrangers à nous-mêmes. Dans le bruit, l’homme ne peut que déchoir dans la banalité : nous sommes superficiels dans ce que nous disons, nous prononçons des discours creux, où l’on parle et parle encore… jusqu’à ce qu’on trouve quelque chose à dire, une sorte de « mélimélo » irresponsable fait de blagues et de mots qui tuent. Nous sommes superficiels aussi dans ce que nous faisons : nous vivons dans une banalité, prétendument logique et morale, sans rien y trouver d’anormal.

Nous sortons souvent de nos liturgies bruyantes et superficielles sans y avoir rencontré Dieu et la paix intérieure qu’il veut nous offrir.

Après votre conférence de Londres en juillet dernier, vous revenez sur l’orientation de la liturgie et souhaitez la voir s’appliquer dans nos églises : pourquoi est-ce si important pour vous et comment verriez-vous ce changement se mettre en place ?

Le silence pose le problème de l’essence de la liturgie. Or cette dernière est mystique. Tant que nous aborderons la liturgie avec un cœur bruyant, elle aura un air superficiel et humain. Le silence liturgique est une disposition radicale et essentielle ; il est une conversion du cœur. Or, se convertir, étymologiquement, c’est se retourner, se tourner vers Dieu. Il n’y a pas de silence véritable en liturgie, si nous ne sommes pas – de tout notre cœur- tournés vers le Seigneur. Il faut nous convertir, nous retourner vers le Seigneur, pour le regarder, contempler son visage, et tomber à ses pieds pour l’adorer. Nous avons un exemple : Marie Madeleine a pu reconnaître Jésus au matin de Pâques car elle s’est retournée vers Lui : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis ». « Haec cum dixisset, conversa est retrorsum et videt Jesus stantem – Ayant dit cela, elle se retourna, et elle vit Jésus qui se tenait là » (Jn 20, 13-14).

Comment entrer dans cette disposition intérieure sinon en nous tournant physiquement, tous ensemble, prêtre et fidèles, vers le Seigneur qui vient, vers l’orient symbolisé par l’abside où trône la croix ?

L’orientation extérieure nous conduit à l’orientation intérieure qu’elle symbolise. Depuis les temps apostoliques, les chrétiens connaissent cette manière de prier. Il n’est pas question de célébrer dos ou face au peuple, mais vers l’orient, ad Dominum, vers le Seigneur.

Cette manière de faire favorise le silence. En effet, le célébrant a moins la tentation de monopoliser la parole. Face au Seigneur, il est moins tenté de devenir un professeur qui donne une leçon tout au long de la messe, réduisant l’autel à une tribune dont l’axe ne serait plus la croix mais le micro ! Le prêtre doit se souvenir qu’il n’est qu’un instrument entre les mains du Christ, qu’il doit se taire pour faire place à la Parole, que nos mots humains sont dérisoires face à l’unique Verbe éternel.

Je suis persuadé que les prêtres n’emploient pas le même ton de voix en célébrant face à l’orient. Nous sommes tellement moins tentés de nous prendre, comme dit le Pape François, pour des acteurs !

Bien entendu, cette manière de faire, légitime et souhaitable, ne doit pas être imposée comme une révolution. En de nombreux endroits, je sais qu’une catéchèse préparatoire a permis aux fidèles de s’approprier et d’apprécier l’orientation. J’aimerais tant que cette question ne devienne pas l’occasion d’un affrontement idéologique entre des factions ! Il s’agit de notre relation avec Dieu.

Comme j’ai eu l’occasion de le dire récemment, lors d’un entretien privé avec le Saint-Père, je ne fais ici que des suggestions inspirées par mon cœur de pasteur soucieux du bien des fidèles. Je n’entends pas opposer une pratique à une autre. Si matériellement il n’est pas possible de célébrer ad orientem, il faut nécessairement poser une croix sur l’autel, bien en vue, comme point de référence pour tous. Le Christ en croix est l’orient chrétien. 

Vous défendez ardemment la constitution conciliaire sur la liturgie en déplorant qu’elle ait été si mal appliquée. Comment l’expliquez-vous avec le recul des cinquante dernières années ? Les autorités dans l’Eglise n’en sont-elles pas les principales responsables ?

Je crois que nous manquons d’esprit de foi quand nous lisons le document du Concile. Envoutés par ce que Benoît XVI appelle le Concile des médias, nous en faisons une lecture trop humaine, cherchant les ruptures et les oppositions là où un cœur catholique doit s’efforcer de trouver le renouveau dans la continuité. Plus que jamais, l’enseignent conciliaire contenu dans Sacrosanctum concilium doit nous guider. Il serait temps de nous laisser enseigner par le Concile plutôt que de l’utiliser pour justifier nos soucis de créativité ou pour défendre nos idéologies en utilisant les armes sacrés de la liturgie.

Un seul exemple : Vatican II a admirablement défini le sacerdoce baptismal des laïcs comme la capacité à nous offrir en sacrifice au Père avec le Christ, pour devenir, en Jésus, des « Hosties saintes, pures et immaculées ». Nous avons là le fondement théologique de la véritable participation à la liturgie.

Cette réalité spirituelle devrait se vivre en particulier à l’offertoire, ce moment où tout le peuple chrétien s’offre, non pas à côté du Christ, mais en lui, par son sacrifice qui sera réalisé à la consécration. La relecture du Concile nous permettrait d’éviter que nos offertoires soient défigurés par des manifestations qui tiennent plus du folklore que de la liturgie. Une saine herméneutique de la continuité pourrait nous conduire à remettre en honneur les anciennes prières de l’offertoire relues à la lumière de Vatican II. 

Vous évoquez « la réforme de la réforme » que vous appelez de vos vœux (n°257) : en quoi devrait-elle consister principalement ? Et concernerait-elle les deux formes du rite romain ou seulement la forme ordinaire ?

La liturgie doit toujours se réformer pour être plus fidèle à son essence mystique. Ce que l’on appelle « réforme de la réforme », et que nous devrions peut-être appeler « enrichissement mutuel des rites », pour reprendre une expression du magistère de Benoît XVI, est une nécessité spirituelle. Elle concerne donc les deux formes du rite romain.

Je refuse que nous occupions notre temps en opposant une liturgie à une autre, ou le rite de saint Pie V à celui du Bienheureux Paul VI. Il s’agit d’entrer dans le grand silence de la liturgie ; il faut savoir se laisser enrichir par toutes les formes liturgiques, latines ou orientales. Pourquoi la forme extraordinaire ne s’ouvrirait-elle pas à ce que la réforme liturgique issue de Vatican II a produit de meilleur ? Pourquoi la forme ordinaire ne pourrait-elle retrouver les anciennes prières de l’offertoire, les prières au bas de l’autel, ou un peu de silence pendant certaines parties du Canon ?

Sans un esprit contemplatif, la liturgie demeurera une occasion de déchirements haineux et d’affrontements idéologiques, d’humiliations publiques des faibles par ceux qui prétendent détenir une autorité, alors qu’elle devrait être le lieu de notre unité et de notre communion dans le Seigneur. Pourquoi nous affronter et nous détester ? Au contraire, la liturgie devrait nous faire parvenir tous ensemble à l’unité dans la foi et la vraie connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la plénitude de la stature du Christ… Ainsi, en vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons dans le Christ pour nous élever en tout jusqu’à Lui, qui est la Tête (cf. Ep 4, 13-15). 

Dans le contexte liturgique actuel du monde latin, comment peut-on surmonter la méfiance qui demeure entre certains adeptes des deux formes liturgiques du même rite romain qui refusent de célébrer l’autre forme et la considère parfois avec un certain mépris ?

Abîmer la liturgie, c’est abîmer notre rapport à Dieu et l’expression de notre foi chrétienne. Le Cardinal Charles Journet affirmait : « La liturgie et la catéchèse sont les deux mâchoires de la tenaille par laquelle le démon veut arracher la foi au peuple chrétien et s’emparer de l’Église pour la broyer, l’anéantir et la détruire définitivement. Aujourd’hui encore, le grand dragon est aux aguets devant la femme, l’Église, prêt à dévorer l’enfant. » Oui, le diable veut nous opposer les uns aux autres au cœur même du sacrement de l’unité et de la communion fraternelle. Il est temps que cessent le mépris, la méfiance et la suspicion. Il est temps de retrouver un cœur catholique. Il est temps de retrouver ensemble la beauté de la liturgie, comme nous le recommande le Saint-Père François, car, dit-il, « la beauté de la liturgie reflète la présence de la gloire de notre Dieu resplendissant en son peuple vivant et consolé » (Homélie de la Messe chrismale du 28 mars 2013).

Comment avez-vous vécu votre séjour exceptionnel à la Grande chartreuse ?

Je remercie Dieu de m’avoir accordé cette grâce exceptionnelle. Et comment taire toute la gratitude de mon cœur et mon immense merci à Dom Dymas de Lassus pour son accueil si chaleureux. Je voudrais aussi lui demander humblement pardon pour toute la gêne que j’ai pu provoquer durant mon séjour chez lui. La Grande chartreuse est la maison de Dieu. Elle nous hisse vers Dieu et nous dépose face à Lui. Tout y est offert pour rencontrer Dieu : la beauté de la nature, l’austérité des lieux, le silence, la solitude et la liturgie. Même si j’ai l’habitude de prier la nuit, l’office nocturne de la Grande Chartreuse m’a profondément impressionné : l’obscurité était pure, le silence portait une Présence, celle de Dieu. La nuit nous cachait tout, nous isolait les uns par rapport aux autres, mais elle unissait nos voix et notre louange, elle orientait nos cœurs, nos regards et notre pensée pour ne regarder rien d’autre que Dieu. La nuit est maternelle, délicieuse et purificatrice. L’obscurité est comme une fontaine d’où nous sortons lavés, pacifiés et plus intimement unis au Christ et aux autres. Passer une bonne partie de la nuit à prier est régénérateur. Cela nous fait renaître. Ici, Dieu devient vraiment notre Vie, notre Force, notre Bonheur, notre Tout. Je ressens un grand sentiment d’admiration pour saint Bruno qui a comme Elie conduit tant d’âmes à cette Montagne de Dieu pour écouter et voir « la voix d’un silence subtil » et se laisser interpeller par cette voix qui nous dit : « Que fais-tu là, Elie ? » (1 R 19, 11-13).

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Cardinal Robert Sarah, avec Nicolas Diat, La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016, 378 pages, 21,90 €.

© LA NEF n°285 Octobre 2016