Charles de Foucauld et l’islam

Charles de Foucauld a été confronté au monde musulman avant et après sa conversion. Explication de sa vision de l’islam qui peut nous éclairer encore aujourd’hui.

Cent ans après l’assassinat du bienheureux Charles de Foucauld, le rapport qu’il entretenait avec l’islam et les musulmans continue de susciter un réel intérêt chez les catholiques de France sans que, pour autant, l’unanimité se dégage autour de sa pensée, de ses convictions et du sens de sa présence en Afrique du Nord. En fait, chacun semble vouloir interpréter l’aventure humaine et spirituelle extraordinaire de l’ermite du Sahara en fonction de sa propre compréhension du christianisme et de la manière de le vivre.
Que faut-il donc saisir et retenir de l’expérience foucauldienne dans le domaine si sensible de l’approche française et chrétienne de l’islam ? Pour en restituer fidèlement l’héritage, sans doute convient-il de se référer avant tout à ce que le Frère Charles de Jésus a confié dans son abondante correspondance, ainsi que dans ses diaires et ses notes spirituelles.
Il est évident que sa rencontre avec l’islam a joué un rôle déclencheur dans la conversion du vicomte strasbourgeois. En fait, c’est l’attitude religieuse des musulmans, notamment leur soumission au Dieu du Coran et à sa Loi, dont il a été le témoin impressionné durant sa première campagne en Algérie (1881-1882), puis durant son expédition au Maroc (1883-1884), qui a suscité en lui l’interrogation fondamentale sur la dimension religieuse de l’existence. Il l’a écrit dans plusieurs lettres à son cousin Henry de Castries, juste avant son ordination (1901). « La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines » (1). Il lui avouera même avoir été tenté d’y adhérer. « L’islamisme (2) est extrêmement séduisant ; il m’a séduit à l’excès ». Il « me plaisait beaucoup, avec sa simplicité, simplicité de dogme, simplicité de hiérarchie, simplicité de morale » (3).
Mais Charles de Foucauld connaissait-il l’islam ? Selon Pierre Sourisseau, le plus récent de ses biographes (cf. présentation ci-contre p. 23), il s’y était initié lors de ses premiers séjours à Alger, en même temps qu’il étudiait l’hébreu, le berbère et l’arabe. À la Bibliothèque nationale, il avait lu Vie de Mahomet d’après le Coran et les historiens arabes d’Henry Delaporte, ouvrage paru en 1874, puis le Coran dans la traduction de Kasimirski.

UN SURNATUREL ILLUSOIRE
Pour autant, il ne semble pas avoir entrepris une étude savante de la doctrine islamique. « Ce serait un contresens de le transformer en islamologue », a noté Louis Gardet (1904-1985), lui-même l’un des plus grands spécialistes du sujet au XXe siècle et proche des Petits Frères de Jésus. Pour lui, « ce serait mal comprendre certaines de ses phrases à Henry de Castries que de penser qu’il le [son retour à la foi, ndlr] dut d’abord à une rencontre avec les dogmes musulmans directement connus […]. Mais pour lui-même, la connaissance explicite de l’islam ne fut pas le chemin tracé. Il serait plus exact de dire que la foi des hommes musulmans qu’il rencontra agit comme un réactif pour le remettre, à l’intérieur du mystère chrétien, face à Dieu transcendant et immanent tout ensemble » (4). C’est pourquoi, René Bazin, premier biographe de Foucauld, a considéré que ces confidences étaient des « propos de sensibilité, que la raison n’a pas ratifiés » (5).
Comparée à la doctrine coranique qui insiste sur un Dieu de solitude, la religion chrétienne paraissait à l’officier irrationnelle et compliquée avec ses dogmes de la Trinité, de l’Incarnation, de la présence du corps de Jésus dans l’hostie consacrée, ou encore ses miracles contrariant les lois de la nature. Mais, par son enseignement, l’abbé Huvelin sut lui transmettre le cœur du christianisme – Dieu-Amour, Parole de vie – et faire ainsi tomber ses objections, tout en lui faisant percevoir les illusions entretenues par l’islam.
Le jeune Charles était désormais prêt à considérer la religion de Mahomet « trop matérielle » pour être vraie, son apparence surnaturelle n’étant qu’illusion. « Je voyais clairement, écrit-il aussi à Castries, qu’il [l’islam] était sans fondement divin et que là n’était pas la vérité […], [parce qu’il] n’a pas assez de mépris pour les créatures pour pouvoir enseigner un amour de Dieu digne de Dieu : sans la chasteté et la pauvreté, l’amour et l’adoration restent très imparfaits. »
Son séjour à la trappe d’Akbès (Syrie), où, en 1895, il fut le témoin des massacres commis par les Turcs et les Kurdes contre les chrétiens orientaux, puis son contact direct avec les populations algériennes, notamment touarègues, près desquelles il s’établit en 1901, devaient lui permettre de toucher du doigt ces traits spécifiques de l’islam, avec leur imprégnation sur l’âme et la culture musulmanes. Le mot « barbare » revient régulièrement sous sa plume pour qualifier les peuples mahométans dont il déplore aussi la « misère morale ». En témoigne notamment cette lettre à son beau-frère, Raymond de Blic, du 9 décembre 1907 : « Si, dans les pays chrétiens, il y a tant de mal, pensez à ce que peuvent être ces pays où il n’y a pour ainsi dire que du mal, d’où le bien est à peu près totalement absent : tout y est mensonge, duplicité, ruse, convoitise de toute espèce, violence, avec quelle ignorance et quelle barbarie ! »
Mais, loin de le pousser à entretenir mépris et méfiance envers ses voisins, ce jugement sévère l’encourage au contraire à s’en approcher de plus en plus, à les servir dans un total esprit de gratuité, autrement dit à les aimer à l’image du Christ qu’il a choisi d’imiter sans conditions et sans réserve. C’est bien pour cela qu’il est allé vers eux, comme l’a reconnu l’abbé Huvelin dans une lettre à Mgr Guérin, préfet apostolique de Ghardaïa, auquel il recommandait son dirigé : « Sa vocation l’a toujours attiré vers le monde musulman. J’ai vu venir cette vocation. En mon âme et conscience, je crois qu’elle vient de Dieu » (6).
Tout en observant une stricte règle de vie, de prière et de travail, le Père de Foucauld consacre beaucoup de temps à accueillir ceux qui frappent à sa porte, à faire le bien, à racheter des esclaves, à conseiller, à enseigner la justice et la droiture, à introduire le progrès par l’amour du travail. Il crée même des ateliers pour femmes. Mais son intention ne se réduit pas à l’humanitaire. Le 16 avril 1915, dix ans après son arrivée en pays touareg, il écrit sur ce point à sa cousine Marie de Bondy : « Le tricot et le crochet marchent à merveille… Toutes ces choses sont utiles spirituellement, car tout se tient : on ne fera quitter l’islamisme à ces peuples qu’en leur donnant de l’instruction, en leur ouvrant l’esprit, en leur donnant l’idée et le désir d’une vie matérielle, et ensuite, d’une vie intellectuelle supérieure à la leur. » Et c’est pour mieux connaître, et donc aimer, les musulmans qu’il approfondit sa connaissance de leurs coutumes et de leur culture, allant jusqu’à composer un dictionnaire franco-touareg.
Le projet du moine-missionnaire qu’il est devenu est bien d’œuvrer à la conversion des musulmans. Ce thème revient sans cesse dans ses échanges épistolaires. Il rejette d’ailleurs l’idée selon laquelle les disciples de Mahomet seraient inconvertissables, constatant cependant plus d’ouverture, moins de fanatisme et de préjugés anti-chrétiens, chez les Touaregs que chez les Arabes.
Son attrait pour la mission remonte à sa période cistercienne en Syrie. Pour lui, la Trappe devrait imiter l’œuvre ancienne des moines en Occident. Il fit part de cette conviction à l’abbé Huvelin en 1898 : « Je vois pour cet Ordre une admirable destinée, celle de refaire en Orient, parmi ces Musulmans barbares, ce qu’ont fait nos Pères, les premiers bénédictins, parmi les barbares païens d’Angleterre, d’Allemagne, de France et même d’Italie. […] On ne peut pas vivre au milieu de ces malheureux musulmans, schismatiques, hérétiques, sans soupirer après le jour où la lumière se lèvera sur eux » (7).
Le Levant n’était toutefois pas le lieu propice à sa vocation, qui passait, pour lui, par la vie érémitique dans le désert d’Afrique du Nord. De ses séjours en Terre Sainte, il est revenu pénétré du mystère de la Visitation et du désir d’imiter la Vierge Marie dans ses relations avec les « infidèles ». Il exprima ce souhait en 1899 dans le Règlement provisoire des Ermites du Sacré-Cœur de Jésus qu’il envisageait de fonder. « Sans sortir de la vie cachée, sans sortir du silence, elle [Marie] sanctifie la maison de St Jean [Baptiste] en y portant Jésus et en y pratiquant les vertus évangéliques » (8). Plus tard, il mettra ce principe en œuvre, tant dans la solitude de son ermitage que lors de ses pérégrinations dans le Sahara qui lui offriront l’occasion de maintes rencontres avec des musulmans auprès desquels il se présentait sous le nom d’Abd Issa (Serviteur de Jésus) et dont il savait gagner la confiance et le respect en se faisant leur « frère universel ».
Quant à l’évangélisation proprement dite, il la concevait selon une méthode précise, longuement mûrie. « Faire tout mon possible pour le salut des peuples infidèles de ces contrées, dans un oubli total de moi. Par quels moyens ? Par la présence du T.S. Sacrement, le S. Sacrifice, la prière, la pénitence, le bon exemple, la charité, la sanctification personnelle – en employant moi-même ces moyens » (9).

LA CONVERSION DES MUSULMANS
Il entendait aussi procéder par étapes. L’apostolat auprès des musulmans, disait-il, nécessite surtout « des exemples et des œuvres » ; il faut « nous faire estimer et aimer, montrer dans notre vie ce qu’est le christianisme, apprivoiser des âmes pleines de préjugés, de défiance, et les amener peu à peu, insensiblement et par l’amour » à accueillir la vérité à laquelle ils ont droit (10). L’annonce explicite n’était cependant pas absente de son programme, mais il procédait avec prudence, comme il l’a expliqué dans ses notes personnelles le 19 juin 1903 : « Parler beaucoup aux indigènes et non de choses banales, mais, à propos de tout, en venir à Dieu ; si on ne peut leur prêcher Jésus parce qu’ils n’accepteraient pas certainement cet enseignement, les préparer peu à peu à le recevoir, en leur prêchant sans cesse dans les conversations la religion naturelle, beaucoup parler et toujours de manière à améliorer les âmes, à les relever, à les rapprocher de Dieu, à préparer le terrain de l’Évangile » (11).
Dans les Notes sur la manière de parler de notre Sainte Religion aux indigènes de la Souara, il assure qu’il ne faut pas « discuter » mais « exposer ». Pour cela, il choisit l’écrit, plutôt que la parole, traduisant les quatre Évangiles en touareg et rédigeant un catéchisme sous forme d’entretiens, L’Évangile présenté aux pauvres du Sahara (12). Il prit également une initiative audacieuse, distribuant des « chapelets de la charité » à des musulmans auxquels il apprenait à prier en disant sur les gros grains : « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur ». Ce que lui reproche l’universitaire algérien, Ali Merad. Dans Charles de Foucauld au regard de l’Islam, tout en rendant hommage au bien accompli au profit des Touaregs, il considère que, influencé par le regard dépréciatif des Français de son époque sur l’islam, le « marabout chrétien » essayait de gagner, non seulement leur cœur mais aussi leur conscience (13). Or, l’attitude de Frère Charles n’avait rien de « colonialiste » au sens idéologique. Son abaissement volontaire le prouve amplement.
On a beaucoup loué l’« enfouissement » pratiqué par le P. de Foucauld au nom de la spiritualité de Nazareth, mais ce choix de vie ne doit pas être associé à l’invisibilité. Aucune ambiguïté n’entachait l’identité et les intentions de l’ermite. Il suffisait de le voir dans son habit religieux sur lequel il avait dessiné un cœur surmonté d’une croix, et dont un rosaire lui servait de ceinture. Il confiait à l’abbé Huvelin, le 15 juillet 1904 : « De toutes mes forces, je tâche de montrer, de prouver à ces pauvres frères égarés, que notre religion est toute charité, toute fraternité, que son emblème est un cœur » (14).
Le récit suivant de Ba-Hammou, qui lui enseignait le dialecte tamacheq, et dont il était particulièrement proche, illustre aussi ce désir d’éviter toute confusion interreligieuse. « Au début de son installation [dans le Hoggar], il arrivait que certains de ses visiteurs, sortant de chez lui aux heures de la prière musulmane, s’arrêtaient près de l’ermitage pour prier. Le Père de Foucauld les invitait aimablement à s’éloigner de l’ermitage, en leur disant qu’ils devaient comprendre qu’il ne désirait pas les voir prier près de chez lui, comme eux-mêmes ne pouvaient désirer le voir prier près d’une mosquée… Il disait ces choses en termes tellement aimables et bons, que, très peu de temps après, aucun de nous ne les ignorait, et ne se serait permis d’enfreindre ses désirs » (15).
Malgré tous ses efforts, le Père de Foucauld ne baptisa aucun musulman ; malgré son désir si souvent exprimé et ses nombreux appels pour que « le pays fût couvert de religieux et de bons chrétiens restant dans le monde » (16), aucun autre missionnaire ne le rejoignit, aucune réelle démarche d’évangélisation ne fut tentée. Sans renoncer pour autant à son apostolat, il apprit à se contenter de semer, pressentant que la moisson n’interviendrait sans doute pas avant plusieurs siècles. Mais il regrettait le peu d’empressement de ses coreligionnaires pour œuvrer au salut des musulmans, et les obstacles opposés à cette mission par la France laïque, prophétisant le prix que notre pays aurait à payer pour son égoïsme, comme il l’exprima dans sa célèbre lettre du 16 juillet 1916 à René Bazin (cf. extraits ci-contre) : « Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent français est qu’ils deviennent chrétiens » (17).
Encore fallait-il que cet avertissement ne fût pas interprété comme une caution pour mettre l’Évangile au service de la République. Car ce qui intéressait avant tout Charles de Foucauld, c’était la sainteté de chacun et non un quelconque calcul politique. « La sainteté, qui est le principal, nous donnera tôt ou tard l’autorité, inspirera confiance » (18).

Annie Laurent

(1) Cité in Charles de Foucauld, Pensées intempestives, dérangeantes et incorrectes, L’œuvre éd., 2011, p. 17.
(2) À cette époque, la langue française ne distinguait pas entre islam et islamisme.
(3) Cité par Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, Biographie, Salvator, 2016, p. 107.
(4) « Le Père de Foucauld et l’islam », in Se Comprendre, juin-juillet 2004, p. 2.
(5) Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Plon, 1921, p. 86 (rééd. aux Éditions Parthénon, 2016, 470 pages, 16 €).
(6) Sourisseau, op. cit., p. 309.
(7) Ibid., p. 233.
(8) Ibid., p. 213.
(9) Ibid., p. 417.
(10) Ibid., p. 526.
(11) Cité par Henri de Saint-Bon, « Charles de Foucauld écrivain », Le Casoar, avril 2012, n° 205.
(12) Édité par Arthaud en 1947.
(13) Éditions Chalet, 1975 ; réédité par DDB, 2016, cf. p. 67-68.
(14) Charles de Foucauld, Abbé Huvelin, 20 ans de correspondance, Nouvelle Cité, 2010, p. 315.
(15) Bazin, op. cit., p. 406.
(16) Cité in Écrits spirituels de Charles de Foucauld, ermite au Sahara, apôtre des Touaregs, éd. de Gigord, 1925.
(17) Bazin, op. cit., p. 444.
(18) Pensées intempestives, op. cit., p. 29.

Extraits de la lettre de Charles de Foucauld à René Bazin du 16 juillet 1916
[…] Des musulmans peuvent-ils être vraiment français ? Exceptionnellement, oui. D’une manière générale, non. Plusieurs dogmes fondamentaux musulmans s’y opposent ; avec certains il y a des accommodements ; avec l’un, celui du medhi, il n’y en a pas : tout musulman, (je ne parle pas des libres-penseurs qui ont perdu la foi), croit qu’à l’approche du jugement dernier le medhi surviendra, déclarera la guerre sainte, et établira l’islam par toute la terre, après avoir exterminé ou subjugué tous les non musulmans.
Dans cette foi, le musulman regarde l’islam comme sa vraie patrie et les peuples non musulmans comme destinés à être tôt ou tard subjugués par lui musulman ou ses descendants ; s’il est soumis à une nation non musulmane, c’est une épreuve passagère ; sa foi l’assure qu’il en sortira et triomphera à son tour de ceux auxquels il est maintenant assujetti ; […] ils peuvent se battre avec un grand courage pour la France, par sentiment d’honneur, caractère guerrier, esprit de corps, fidélité à la parole, comme les militaires de fortune des XVIe et XVIIe siècles mais, d’une façon générale, sauf exception, tant qu’ils seront musulmans, ils ne seront pas Français, ils attendront plus ou moins patiemment le jour du medhi, en lequel ils soumettront la France. […]

© LA NEF n°287 Décembre 2016