C’est devenu un thème à la mode dans le microcosme catholique : tous nos maux sont dus au libéralisme économique et à lui seul. Pas seulement la dégradation de l’environnement ou la montée des inégalités, ce qui a du sens. Mais la loi Taubira, la dégradation de la famille, la GPA, l’avortement, la laideur ambiante, la dégradation de l’orthographe, l’immigration, Madame Vallaud Belkacem, Daech, l’Arabie Séoudite, les guerres… Peu importe l’effet, la cause est universelle. Partout c’est pour gagner leur fric que les capitalistes répandent le mal, et on retrouve leur main sale et intéressée derrière tout ce qui ne va pas.
Une telle pensée est bien confortable. D’abord parce que les capitalistes ce sont les autres, les riches, les puissants. Plus besoin de s’interroger sur nos propres pratiques. Ensuite parce que l’explication s’applique à tout. Plus besoin d’analyser la question ; on trouve toujours le même coupable à la fin. Sauf que la réalité est un peu plus complexe.
Historiquement d’abord un minimum d’analyse montre que les idées nouvelles qui ont progressivement mis à bas la chrétienté remontent au XVIIe siècle, bien avant l’arrivée du libéralisme économique. La démarche qui a conduit Machiavel, Hobbes, Locke, puis les « Lumières » et leurs successeurs, ne résulte pas d’un plan machiavélique des financiers du temps, mais d’un tournant majeur, anthropologique, l’instauration d’un nouveau paradigme où l’homme prétend se construire lui-même et sa société sans référence à une vérité morale objective et à Dieu. Développement fondateur (ou plutôt destructeur) qui fera petit à petit sentir ses effets jusqu’au relativisme actuel. Là est le fait essentiel.
Concrètement ensuite parce que les puissances d’argent ne sont pas à l’origine des idées mais à leur remorque. Les Bill Gates et autres Soros mettent des milliards à la disposition de ces idées délétères. Mais ils ne les ont ni inventées ni développées. L’avortement, le féminisme outrancier, la GPA, la dégradation de la famille ont été imaginés par d’autres et l’emportent parce que conformes à l’idéologie dominante. Mais ce ne sont pas des business significatifs. Leur importance anthropologique est tout autre que leur importance financière.
Cela ne veut pas dire que le libéralisme économique soit inoffensif, sous sa forme radicale et débridée. Dans son domaine propre d’abord, économique : on ne voit que trop ses effets destructeurs sur les communautés nationales et leurs patrimoines culturels, sociaux et écologiques. Ensuite par sa diffusion d’une image unidimensionnelle de l’homme, réduit au rôle de simple producteur ou consommateur. Mais aurait-il tant d’influence si, au préalable, le système de pensée et de valeur collectif n’avait été bouleversé par des idéologies enracinées profondément en nous ? En fait la relation entre eux est autre. Quand il n’y a plus de vraies valeurs communes, seul l’argent peut servir d’arbitre, car il est parfaitement neutre à leur égard. Considérer un enfant à naître comme une marchandise démontre la corruption de nos représentations collectives, qui n’ont plus d’inhibition et ouvrent la porte à toutes les pratiques. Mais sur ce marché ignoble, c’est la demande qui précède l’offre.
Ajoutons que toutes ces critiques laissent ouverte la question : que faire à la place ? Personne ne propose une étatisation à la soviétique, et il est peu crédible de tout construire avec des coopératives ou des associations ; en outre rien ne garantit qu’elles seront vertueuses. L’Église l’avait bien compris qui a toujours défendu un système économique décentralisé, libre mais régulé, ce qui suppose la propriété et l’entreprise – et simultanément un profond renouvellement de nos valeurs, et donc notre conversion. Le marché trouve sa place dans cette vision, car comment faire interagir autrement des personnes et des entreprises libres de leur action ? Benoît XVI avait eu la finesse de distinguer le marché comme outil, des priorités de ses participants : ce sont ces priorités qui l’orientent et lui donnent sa direction. Plus, bien sûr, les règles qui le régissent, et donc le niveau politique.
On ne réformera donc pas notre société malade et ses déviances perverses, y compris son matérialisme et le culte de l’argent, en ne s’en prenant qu’à un capitalisme fantasmé supposé racine de tout. Il est évidemment une partie importante de la question. Il n’est pas la seule question. Changer les priorités personnelles et collectives va bien au-delà.
Pierre de Lauzun
© LA NEF n°287 Décembre 2016