La crise des Dominicains (années 1940-1970)

La crise qu’a traversée l’Église depuis les années 1960 ne trouve pas son origine dans le concile Vatican II. Elle est antérieure comme le montre l’exemple de l’Ordre dominicain auquel un livre éclairant vient d’être consacré (1).

En 2008, Yann Raison du Cleuziou a soutenu une thèse en science politique consacrée à la crise qu’ont traversée les Dominicains depuis les années 1940. Il en a tiré un livre accessible à un plus large public. Cette étude est parfois conceptualisée à l’extrême, dans la tradition de la sociologie durkheimienne, mais elle s’appuie sur des sources d’archives qui en rendent la lecture passionnante. On doit d’ores et déjà souligner la parfaite honnêteté des autorités dominicaines en France qui ont ouvert, sans restriction, toutes leurs archives au chercheur. L’histoire proche, ainsi, ne dépend pas des témoignages contradictoires ou discordants des uns et des autres mais peut s’appuyer sur des documents institutionnels (les archives relatives aux chapitres provinciaux par exemple) comme sur les dossiers personnels des frères jusqu’au début des années 1980.
Le champ d’observation est limité à la Province de Paris dite Province de France. Il s’agit de comprendre les crises qui ont secoué l’Ordre dominicain dans cette période. La première date du milieu des années 50 lorsque la province de France est jugée trop engagée dans le soutien aux prêtres-ouvriers et dans la « nouvelle théologie » : « En février 1954, le maître de l’Ordre dominicain, le père Emmanuel Suarez, demande aux trois provinciaux français de démissionner et leur désigne des successeurs ; des mesures disciplinaires sont prises à l’égard des pères Chenu, Congar, Boisselot et Féret. Les quatre religieux sont écartés de leurs charges en raison de leur soutien intellectuel à l’entreprise des prêtres-ouvriers et plus généralement de leur contribution à un esprit réformateur. »
Puis en 1958-1959 ce sera ce que l’auteur appelle « une crise des observances régulières » : les jeunes dominicains, pas tous mais un certain nombre de ceux qui sont entrés dans l’Ordre depuis 1940, cherchent à « s’aménager un espace de liberté aux marges de l’institution. Ils choisissent des ministères qui les mènent à vivre essentiellement en dehors du couvent, principalement comme aumônier d’un groupe de l’Action catholique spécialisée ». Les visites canoniques signalent cette tendance comme durable et les autorités en ont bien conscience. En 1959, le P. Allo, prieur du couvent Saint-Jacques à Paris, note dans un rapport au chapitre provincial un danger de naturalisme : « envahissement d’un type d’enseignement et d’activité purement humain ; perte de la sensibilité aux lois du témoignage apostolique et par là incompréhension progressive de la vie dominicaine. » En 1963, le chapitre provincial tente de restaurer les observances régulières pour tous.

REJET DE SAINT THOMAS D’AQUIN
Mais c’est par d’autres biais que l’Ordre dominicain en France continuera à être ébranlé dans ses fondements. À partir de 1965, la pensée de saint Thomas d’Aquin n’est plus le cadre de la formation doctrinale des étudiants au Saulchoir, elle n’est plus considérée que comme « un moment particulier de la pensée chrétienne ». À la même époque, l’aggiornamento des Ordres religieux et congrégations religieuses, souhaité par le décret Perfectae caritatis du concile Vatican II, va être l’occasion – et non l’origine – de remises en cause continues. Un questionnaire est envoyé à tous les religieux dominicains du monde, procédure de consultation totalement inédite. Yann Raison du Cleuziou note : « Ce questionnaire est une révolution dans l’Ordre. Pour la première fois, l’opinion de chaque frère, indépendamment de son rang ou de ses années de profession, est demandée et non sur une question marginale mais sur la définition de l’Ordre. »
Cette porte ouverte à toutes les paroles coïncide aussi avec « un renversement du rapport de force » : « la génération des frères qui est entrée dans l’Ordre à partir de 1940 devient majoritaire aux environs de 1965. » Elle va néanmoins être rattrapée et dépassée par la nouvelle génération, celle qui va mener la contestation radicale de Mai 1968 et obtenir la réunion d’A.G. (assemblées générales) au Saulchoir.
La contestation des étudiants dominicains ne s’étendra pas aux autres couvents de la province, mais le provincial de cette époque, appuyé par nombre de professeurs, va la canaliser pour alimenter « un processus de réforme de l’institution dominicaine » qui se traduira par un bouleversement des observances.
Comme dans d’autres Ordres religieux à cette époque, le chapitre provincial de 1969 reconnaît et légitime le « pluralisme » dans l’interprétation de la vocation dominicaine. Des « petites équipes » hors couvent (des communautés parfois sans chapelle !) vont être autorisées, tandis que l’engagement politique à gauche, voire révolutionnaire, devient la principale raison d’être de certains religieux.

RÉSISTANCES
Sans résumer toutes les analyses développées par l’auteur, on relèvera que les remises en cause récurrentes de l’autorité et de la tradition dominicaine ne sont pas imputables aux seuls contextes que nous avons évoqués. Il y a bien eu, pour employer un vocabulaire politique, des stratégies et des acteurs : « des volontés sont à l’œuvre en définitive, “la crise catholique” est donc aussi le produit de politiques dont les acteurs, les motivations et les répertoires sont en grande partie à explorer. »
Dans ces crises qui ont traversé l’Ordre dominicain, les théologiens les plus en vue (Congar, Chenu) ont moins pesé que les orientations et les choix de certains supérieurs : Albert-Marie Besnard, maître des novices de 1959 à 1964, puis père maître des étudiants de 1964 à 1968 ; Claude Geffré, régent des études de 1965 à 1968 ou encore Nicolas Rettenbach, père maître des étudiants de 1940 à 1955, puis provincial de 1967 à 1975.
Il serait caricatural d’en conclure que l’Ordre dominicain en France a sombré tout entier dans cette période. En octobre 1971, le P. Paul Blanquart, alors journaliste à Politique hebdo et qui se qualifie de chrétien-révolutionnaire, est nommé père maître des étudiants par le conseil de la Province. Il faudra l’intervention du Maître de l’Ordre des Prêcheurs pour casser cette décision. Autre exemple de résistance, au couvent de l’Annonciation à Paris : « Depuis 1968, un groupe de pères […] critique ouvertement l’orientation que Nicolas Rettenbach donne à la province. Ils font de leur couvent un foyer de résistance et veillent à ce que les observances régulières y soient respectées, quitte à marginaliser les jeunes dominicains qui y sont rétifs. »
L’auteur évoque aussi, brièvement (p. 288-290), les fondations d’inspiration dominicaine qui sont apparues à la fin des années 1970 en dehors de l’Ordre proprement dit : la Fraternité Saint-Dominique et le Prieuré Saint-Thomas d’Aquin qui deviendra la Fraternité Saint-Vincent Ferrier. Le catholicisme traditionnel est peu familier à l’auteur, si l’on en juge par les scories qui émaillent ces pages, mais la situation canonique différente de ces deux Fraternités est bien signalée.
La mise en cause des institutions dominicaines et de la vocation spécifique des Dominicains (étude-prière-prédication) n’est pas identique dans la période étudiée. Elle est progressive et de plus en plus radicale jusqu’à la fin des années 1970. Elle n’a été ni majoritaire ni pourtant le fait d’une minorité seule. En conclusion, l’auteur note fort justement : « Trop souvent la crise de l’autorité est imputée au contexte. Qu’il soit ecclésial avec le concile Vatican II, social avec la montée en puissance de la culture jeune durant les années 1960, ou politique avec le développement des gauchismes en mai-juin 1968. Force est de constater qu’aucune de ces causes ne suffit à expliquer ce qui se passe dans l’Ordre dominicain en France durant les années 1970. La réalité est à la fois plus complexe et bien moins mécanique. Par exemple, rien n’est imposé par la force de l’événement “Mai 68”. Ce qui va donner une force à la contestation étudiante dans la province de France, c’est finalement la décision du provincial et la volonté des jeunes lecteurs [professeurs] d’en tirer parti pour bouleverser le processus de réforme mis en route par le concile Vatican II. »
J’ajouterai, pour finir, que l’évolution des deux autres provinces de l’Ordre dominicain en France (province de Lyon et province de Toulouse) n’est pas évoquée dans cet ouvrage et qu’elle a été différente. La province de Toulouse, notamment, qui édite depuis 1893 la Revue thomiste, n’a pas connu les ruptures de celle de Paris.

Yves Chiron

(1) Yann Raison du Cleuziou, De la contemplation à la contestation. La politisation des Dominicains de la Province de France (années 1940-1970), Belin, 2016, 382 pages, 29 €.

© LA NEF n°288 Janvier 2017