Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie, s’empare des pleins pouvoirs et oriente son pays vers un islam de plus en plus rigoriste. Explication d’une évolution inquiétante.
«Si Dieu le veut, ma chère nation se rendra aux urnes le 16 avril. La Turquie est parvenue à un carrefour majeur pour changer son système de gouvernement. » Par ces propos tenus début février à Aksaray, ville située en Cappadoce, le président Recep Tayyip Erdogan annonçait le référendum au cours duquel les électeurs turcs seront appelés à se prononcer sur une nouvelle Constitution. Celle-ci a été approuvée par le Parlement le 21 janvier, non sans mal d’ailleurs puisque des échauffourées avec violences physiques entre des députés de la majorité et de l’opposition ont eu lieu dans l’hémicycle pendant les différentes phases d’examen du texte.
Mais avec l’approbation de 339 élus sur 550, la majorité des trois-cinquièmes requise pour une telle réforme a été largement atteinte. Le chef de l’État compte maintenant sur une nette victoire du « oui » au référendum, ce qui est probable grâce au prestige dont il jouit auprès d’une grande partie de son peuple, celui de la Turquie profonde, attachée à son identité orientale et sunnite.
Erdogan est donc sur le point de réaliser le rêve qu’il nourrit depuis son élection comme président en 2014 : être encore au pouvoir en 2023, année du centenaire de la création de la République par Mustapha Kemal. Cela est tout à fait envisageable puisque la prochaine échéance aura lieu en 2019. Il suffirait alors que la réforme ait valeur de « nouveau départ », point qui est évoqué mais non encore établi, pour permettre à l’actuel président de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2029, ce qui lui donnerait le temps de consolider la physionomie de la nouvelle Turquie qu’il désire.
Hautement symbolique, la date de 2023 semble idéale à Erdogan pour rester dans l’histoire comme le nouvel Atatürk (« père des Turcs »), celui de la refondation de son pays, ce qui, sans enterrer M. Kemal le reléguerait au rang de « grand-père » de la République, comme l’a expliqué le politologue turc Ahmet Insel dans un entretien au journal Le Monde daté des 11 et 12 décembre 2016. « Il [Erdogan] tente de créer une République islamo-nationaliste. La parenthèse qu’il cherche à refermer n’est pas tant celle du kémalisme que celle de la modernisation et de l’occidentalisation mises en œuvre à la fin du XIXe siècle par les réformes ottomanes. Réformes accélérées ensuite par Mustapha Kemal. »
RÉISLAMISATION
Insel fait ici allusion aux décrets de réorganisation (Tanzimat) pris par les sultans sous la pression de l’Europe alors que l’Empire était sur le déclin. L’un de ces décrets, publié en 1856 par Abdülmecit Ier, proclamait l’égalité devant la loi de tous les sujets ottomans, sans distinction de religion. « Désormais, il est interdit d’appeler infidèle l’infidèle. » Telle fut la traduction, dans l’imaginaire des musulmans, de cette réforme qui remettait en cause l’un des fondements de base de la conception islamique de l’État, démontre Insel dans un ouvrage essentiel pour comprendre les évolutions actuelles (1). Dans son entretien au Monde, cet auteur précisait : « Les modernisateurs considéraient que l’islam était la raison du retard face à l’Occident. Pour les conservateurs islamistes, au contraire, la décadence de l’Empire s’expliquait par l’abandon du “vrai” islam. Erdogan s’inscrit dans cette pensée. Il s’appuie aussi sur le bloc politique sunnite conservateur et nationaliste, qui pèse entre 50 et 60 % électoralement. » Un électorat, ajoutait-il, qui se sent méprisé par l’élite kémaliste et sécularisée, et qu’Erdogan encourage à la vengeance. Pour le président turc, « on ne peut être à la fois laïque et musulman, parce qu’Allah, le créateur du musulman, dispose du pouvoir absolu » (2).
Comme l’ensemble du monde musulman, la société turque connaît depuis quelques décennies une réislamisation que l’Europe croyait impossible dans ce pays réputé « laïque ». Ce faisant, elle négligeait la particularité de cette laïcité, laquelle n’implique pas la séparation des pouvoirs mais la mise sous la tutelle d’un organisme d’État, le Dyanet, de toutes les institutions religieuses (mosquées, écoles) et des personnels correspondants (imams, enseignants). Ce statut ne concerne au demeurant que l’islam sunnite, les autres confessions présentes en Turquie (judaïsme, christianisme de diverses dénominations) étant soit tolérées soit non reconnues, ce qui est aussi le cas de l’alévisme, religion ésotérique dissidente du chiisme que pratiquent pourtant 15 millions de Turcs.
L’islam politique est apparu dès 1946 lorsque le multipartisme fut autorisé par le successeur d’Atatürk, Ismet Inönü. Suite à diverses dissolutions des partis s’en réclamant, leur idéologie s’est cristallisée à partir de 1969 autour du Milli Görüs (la « Vision nationale »), label des candidats islamistes indépendants. Dans sa jeunesse, Erdogan a milité dans cette mouvance qui lui servira de tremplin pour créer le Parti de la Justice et du Développement (AKP) en 2001. Il s’en est démarqué peu après, notamment à cause de l’opposition de Milli Görüs à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, option maintenue par Erdogan. Ce qui n’empêche pas son gouvernement de promouvoir une forte méfiance envers toute influence occidentale. En témoigne la campagne contre les symboles de Noël et les festivités du Nouvel An menée en décembre 2016. Le sermon du dernier vendredi, rédigé comme chaque semaine par le Dyanet et imposé aux 80 000 imams du pays, a condamné avec virulence ces « fêtes païennes ». Quelques heures après, se produisait l’attentat revendiqué par l’État islamique contre le Club Reina (39 morts) à Istamboul.
Utiliser sa légitimité démocratique pour parvenir à ses fins, telle est la stratégie d’Erdogan. Ainsi, il a pris des mesures pour limiter les permis relatifs au commerce de l’alcool, introduire des cours de religion (sunnite) dans les programmes scolaires, autoriser le port du foulard islamique (türban) à l’école pour les filles à partir de 10 ans, et pour les femmes dans les institutions publiques, imposer la censure pour des motifs moraux, etc.
Pour supprimer tout obstacle institutionnel susceptible de s’opposer à son projet, Erdogan veut être seul maître à bord. Tel est bien le sens du système hyper-présidentiel envisagé par la nouvelle Constitution. Le poste de Premier ministre sera supprimé, tandis que le chef de l’État pourra nommer ou limoger les ministres, gouverner par décrets, déclarer l’état d’urgence sans l’accord du Parlement, qu’il pourra d’ailleurs dissoudre à son gré, nommer les chefs d’état-major des armées et des services de renseignement, ainsi que les hauts-fonctionnaires et certains hauts-magistrats.
PURGE ET RÉPRESSION
En attendant, le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 lui a fourni une très opportune occasion pour se débarrasser, sous couvert de l’état d’urgence, de tous ceux qu’il soupçonne de s’opposer à son projet. Des fermetures arbitraires et d’immenses purges ont été opérées dans les secteurs clés de la société (armée, police, justice, enseignement supérieur, presse, administration, entreprises, associations et clubs sportifs), au motif qu’ils étaient infiltrés par les partisans de Fethullah Gülen, l’ancien allié d’Erdogan (de 2003 à 2010) devenu le rival à abattre. Cet influent prédicateur exilé aux États-Unis, qui cultive le secret, promeut un islam qualifié de « tolérant », alliant rigorisme et modernité. Il s’appuie sur un très vaste réseau médiatique, universitaire et bancaire, implanté non seulement en Turquie mais dans le monde entier, y compris en France.
Dans le cadre de la répression ordonnée par Erdogan, des dizaines de milliers de personnes ont été licenciées ou arrêtées (153 journalistes sont toujours incarcérés) ; des députés ont fait l’objet de suspensions disciplinaires. Le 13 février, le quotidien Hurriyet a été contraint de censurer un entretien d’Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature. L’écrivain y exposait les raisons pour lesquelles il voterait « non » au prochain référendum.
Sous les apparences rassurantes de son paternalisme et de l’affirmation d’une grandeur retrouvée, le régime d’Erdogan pâtit néanmoins de graves fragilités. Ses choix idéologiques et son autoritarisme lui ont aliéné la classe intellectuelle et la bourgeoisie stambouliote. Depuis 2015, la Turquie a subi 34 attentats qui ont fait près de 600 morts, signe des retombées désastreuses de ses engagements militaires et diplomatiques dans un monde arabe en plein bouleversement où son influence décroît. Mentionnons : son acharnement contre ses citoyens kurdes ; ses revirements face au président Assad dont il fut proche avant de rompre avec lui au début de la révolte syrienne (2011), soutenant alors les rebelles, et participant maintenant aux négociations de paix aux côtés de la Russie et de l’Iran ; son rôle ambigu envers les djihadistes de Daech. Ajoutons la dégradation des relations euro-turques. Tout cela est de bien mauvais augure à la veille d’une étape cruciale pour l’avenir de la Turquie et de son nouveau « sultan ».
Annie Laurent
(1) La nouvelle Turquie d’Erdogan, du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Édition La Découverte, 2015, p. 69.
(2) Ibid., p. 82.
© LA NEF n°290 Mars 2017