S’il est vrai qu’on a vu se succéder au cours des âges cinq Russies bien différentes (Russie de Kiev, Russie de la période tartare, Russie moscovite, Russie pétrovienne, Russie soviétique), nous ne considérerons ici que celle refrappée en effigie occidentale par l’œuvre violente et gigantesque de Pierre le Grand (1672-1725), créateur d’une marine sur le modèle anglais, d’une armée sur le modèle allemand, et maître d’un empire en train de s’imposer comme la première puissance de la Baltique et l’une des premières puissances de l’Europe. Poursuivie sous Catherine II, avec l’annexion de la Crimée, du reste des Provinces baltes et d’un gros morceau de Pologne (d’ailleurs situé en territoire ethniquement russe), cette politique extérieure expansionniste eut encore l’occasion, en 1809, de rafler la Finlande. Quoi qu’il en soit, dès l’avènement, le 12 mars 1801, d’Alexandre Ier, ses conquêtes et son essor en Asie (grâce surtout au rattachement, accompli au XVIe siècle par Ivan le Terrible, de l’immense steppe qui va de Kharkov à l’embouchure de la Volga, de Kazan à l’embouchure du Don et au Térek) avaient presque en tous lieux conduit la Russie à toucher ou déborder ses limites naturelles. Et les gains supplémentaires aux dépens des Perses et des Ottomans, la fondation en 1860 du port de Vladivostok, l’occupation postérieure de Tachkent, de Samarkand, la soumission du Caucase, couronneront un très long effort : suivre en sens inverse le chemin parcouru au XIIIe siècle par les cavaliers mongols et repousser les nomades jusqu’au Pacifique.
Empire peuplé d’une énorme masse paysanne (affranchie du servage entre 1858 et 1861), où la vie agricole, en 1894, date de l’accession au trône de Nicolas II, demeure la base de l’économie nationale, mais où l’industrie a commencé à se développer, la Russie, en étendant son territoire, regorge maintenant d’ethnies non-russes. Majoritaires ces ethnies ? Cela dépendait du cas ukrainien (et subsidiairement du cas biélorusse). Slaves orientaux au même degré que les Russes, et, pour la plupart orthodoxes, les Ukrainiens et les Biélorusses, à condition de les regarder comme russes en termes politiques, permettaient qu’on tranche la question en faveur du caractère « russe » des deux tiers de la population de l’Empire, censé traduire le sentiment identitaire de son ethnie principale. Pari à la fois rassurant… et aléatoire ! Au vrai, la nationalité que les milieux gouvernementaux jugeaient la plus fourbe et la plus dangereuse était la polonaise dont ils n’oubliaient pas les révoltes de 1830 et de 1863. Néanmoins, d’autres désirs d’émancipation s’éveillaient, y compris chez les nombreux sujets musulmans du tsar (titre pris jadis par Ivan IV et que tendit à remplacer, quand s’éteignit la lignée masculine des Romanov, le titre d’empereur – en harmonie, celui-ci, avec le nom officiel, depuis 1730, de la dynastie régnante devenu Romanov-Holstein-Gottorp).
Au temps d’Alexandre III, la Russie, tout en consolidant ses positions en Asie avec la mainmise sur les régions de Merv (1884) et de Mourgab (1887) et en amorçant la construction du Transsibérien, avait joui aux yeux de l’Europe d’un réel prestige. Au temps de Nicolas II, son humiliation militaire devant le Japon va la faire taxer de colosse aux pieds d’argile. Car le 8 février 1904 survient l’attaque japonaise contre les vaisseaux en rade de Port-Arthur. Après sept mois de siège, la place capitule, et l’offensive victorieuse des Japonais en Mandchourie, à l’issue de la bataille de Moukden, complétée par leur triomphe naval de Tsushima, décide du sort de la guerre. Signé le 5 septembre 1905, le traité de paix donnerait Port-Arthur et la partie méridionale de l’île de Sakhaline au Japon, ainsi que la liberté d’établir son protectorat en Corée. Doit-on s’étonner si, au fur et à mesure du déroulement de cette funeste aventure, tissue d’espoirs toujours trompés, de revers toujours aggravés, la grogne, bientôt changée en irritation et en colère, avait saisi le pays, ébranlé le tsarisme et même failli le détruire ? Il faut, en effet, se reporter au lendemain du « Dimanche rouge » (22 janvier 1905), où, à Saint-Pétersbourg, un cortège ouvrier, psaumes aux lèvres, parmi les icônes, essuya près du palais d’Hiver, en guise de réponse à une supplique contenant de vives revendications sociales et politiques, qu’il souhaitait remettre au souverain (absent de la capitale), une meurtrière fusillade. La confiance envolée, entre Nicolas et son peuple un fossé s’ouvrit, et les plaintes prirent un caractère révolutionnaire.
LA RÉVOLUTION DE 1905
Déjà, en 1902, l’extrême gauche osait répandre ses brochures dans les casernes et les arsenaux, tandis qu’était assassiné le ministre de l’Intérieur. Puis, le 28 juillet 1904, autre assassinat : celui, retentissant, de Plehve, nouveau ministre de l’Intérieur. Enfin, réplique au Dimanche rouge, le grand-duc Serge, gouverneur de Moscou et oncle du tsar, à son tour sautait sur une bombe le 17 février 1905. Chaque jour, d’ailleurs, la situation se détériorait davantage. Grèves dans les villes industrielles, pillages ou refus de l’impôt, ça et là, dans les campagnes, compliqués en juin de la mutinerie du cuirassé Potemkine, bref, pour éviter le pire, Nicolas, bon gré mal gré, devait lâcher du lest. Mais l’annonce réticente, en août, de la prochaine création d’une Douma consultative, n’empêcha pas, du 20 au 25 octobre, le déclenchement d’un arrêt de travail géant, ni ne fit s’évanouir émeutes urbaines, troubles ruraux et séditions dans l’armée. Alors, pressé par le comte Witte, négociateur de la paix russo-japonaise, Nicolas publia, le 30 octobre 1905, un manifeste promettant de convoquer une Douma législative et de garantir les libertés civiques. Ce manifeste, si la « majorité modérée de la société » l’accepta, en revanche la garnison de Kronstadt et celle des équipages de la flotte de la mer Noire, qu’appuyaient des barricades à Moscou, le repoussèrent. Nonobstant, avec l’aide de troupes sûres, Witte, nommé premier ministre, sut étouffer les insurrections et dompter les insurgés. Des grèves, certes, se renouvelleront pendant les années 1906 (où éclatent une deuxième mutinerie des matelots de Kronstadt et une rébellion au sein du Preobrajenski, crème des régiments russes) et 1907. À ce moment, toutefois, le tsarisme achève de sortir de la crise.
L’institution de la Douma, solennellement inaugurée le 10 mai 1906, ne pouvait plaire au monarque rescapé. À l’exemple de son père, absolutiste très pénétré de son droit divin (et entretenu dans cette croyance par Constantin Pobiédonostsev, procureur du Saint-Synode, l’immuable guide et inspirateur), il haussait au rang d’obligation morale et religieuse la sauvegarde de l’autocratie incarnée en sa personne. Ainsi l’avait-on entendu blâmer, dès son premier discours public, les rêves insensés sur le concours des délégués des zemstvos (conseils élus dans les provinces russes) aux travaux du gouvernement…
Nulle surprise donc à ce que, contraint d’avaliser, sous la pression des foules, une représentation nationale, il ait longuement tergiversé et, à cette séance d’apparat du 10 mai, assez mal caché son intime désaveu de l’acte requis par les circonstances. En réalité un tel acte astreignait peu. Il y avait eu, immédiate précaution, des « lois fondamentales » qui interdisaient à l’assemblée de renverser le ministère et ôtaient à sa compétence les questions de politique extérieure et une partie des questions budgétaires. Au surplus, pour la mieux brider, un Conseil d’Empire, animé du plus beau zèle conservateur, fonctionnait à ses côtés. Régime ô combien singulier que l’Almanach de Gotha, au chapitre Russie, disait être une monarchie constitutionnelle sous un tsar autocrate… Contentons-nous d’épingler cette définition, paradoxale.
Quant à la Douma, son radicalisme, son appel à exproprier la terre des seigneurs, les violences où elle patauge, précipiteront, le 22 juillet, sa dissolution (accompagnée d’un déclin de l’agitation paysanne et, chez les soldats, d’un certain regain de loyauté). Élue au début de 1907, une seconde Douma, moins fébrile quoique opposante en diable, écope, le 16 juin, d’un sort identique. Ce sera grâce au remodelage du système des « curies » qu’une troisième Douma, assagie, arrivera au bout de sa mandature, relayée en 1912 par une quatrième Douma.
QUELQUES RÉFORMES
Précisons. La résistance du tsarisme aux tentatives en vue de le subvertir n’excluait pas tout à fait l’élaboration d’un programme de réformes. Chargé en juillet 1906 de la présidence du conseil des ministres, Stolypine, homme résolu, s’y appliqua : les zemstvos, réorganisés, obtinrent des attributions plus larges ; les cultivateurs eurent la faculté de se retirer de la communauté villageoise (ou mir) et d’opter pour la propriété individuelle – que favorisa, dans le cadre de la colonisation de l’Asie russe, une loi les autorisant à s’installer sur des lots, choisis au préalable par des envoyés de villages, et leur offrant, à ces fins, divers secours.
Malheureusement, le 14 septembre 1911, Stolypine fut abattu durant une représentation de gala, au théâtre de Kiev, sous les yeux mêmes de l’empereur et de son épouse Alexandra Fiodorovna. Simple accident auquel Nicolas n’attacha aucune importance. De caractère indécis, influençable autant que soupçonneux, ce faible, qui essayait de cacher ses hésitations derrière un air distant, n’était au fond qu’un entêté, un chef sans clairvoyance et sans énergie. L’impératrice, elle, née Alix de Hesse-Darmstadt, élevée auprès de sa grand-mère, la reine Victoria, se débattait entre les ravageuses inquiétudes causées par un fils malade et les symptômes d’une névrose héréditaire. Tendant de plus en plus à se retrancher du monde, à mener une vie recluse, l’heure avait sonné, en 1906, où un fakir sibérien, Raspoutine, s’empara de son esprit.
Et l’Europe ? Dans la période des déboires extrême-orientaux du voisin russe, la monarchie austro-hongroise fait en sorte d’ajourner un vieil antagonisme et s’oblige à une action balkanique conciliante. Reste qu’en Bosnie-Herzégovine, région nominalement ottomane, commise par le congrès des puissances à l’« administration » de Vienne, une frange des habitants regarde vers l’État serbe. Péril évident ! Or, un caporalisme « jeune-turc », en juillet 1908, s’implante à Istamboul. Avant qu’il soit d’aplomb, l’empereur François-Joseph, dès le 5 octobre, paraphe le décret d’annexion des provinces administrées. Pantoise, la Russie proteste et condamne ces « mauvais procédés », mais Vienne, qui a réussi à obtenir de la Porte une reconnaissance de l’annexion, peut se prévaloir du ferme soutien de Berlin. Résultat : l’Empire tsariste, isolé et convalescent, doit avaler la pilule, et la petite Serbie, frustrée de ce protecteur, s’incliner face aux semonces autrichiennes. Cependant la querelle n’est pas vidée. Produite par les turbulences, en 1912-1913, de la péninsule des Balkans, une Serbie agrandie opère décidément comme un centre d’attraction actif sur une portion des sujets yougoslaves de la Double Monarchie, exposée au risque de se briser. On comprend donc la volonté de celle-ci, bafouée par le geste criminel de Sarajevo (28 juin 1914) et la mort de l’archiduc François-Ferdinand, de « régler les comptes » avec ce pays. Seulement, en démarrant leur « expédition de châtiment », les Austro-Hongrois forçaient la Russie à intervenir et, le 31 juillet, à mobiliser contre eux et contre les Allemands (qui lui déclarent la guerre le 1er août).
Un contexte de tension que signalait une vague de grèves (auxquelles, à trois jours de la tourmente, le président Poincaré, lors de sa visite du 20 au 29 juillet, ne put échapper), fruit du malaise politique et social, un amas de problèmes complexes et dispersés, peu susceptibles d’unir, au sein de l’Empire, les sentiments et les intérêts, le premier semestre de 1914 avait été empreint de morosité, rendue plus palpable du fait des déficiences de la machine gouvernementale. En tout cas, les hostilités à peine engagées, un Romanov, le grand-duc Nicolas Nikolaïevitch, commandant suprême des armées, lance une offensive en Prusse-Orientale destinée à soulager ses alliés français assaillis par l’ennemi commun. À quoi les Allemands, sous la morsure, vont vite riposter et infliger aux Russes les sévères défaites de Tannenberg et des lacs Mazures. Puis, en 1915, voilà les Russes éjectés de Pologne et de Lituanie, ce qui pousse le tsar à remplacer son cousin dans le rôle de généralissime. Assurément, à l’été de 1916, la campagne de Broussilov en Galicie et en Bucovine porte un coup redoutable à l’Autriche-Hongrie, mais elle ne tarde pas à s’enliser – en raison des carences touchant l’artillerie lourde, les communications, le corps (trop peu fourni) des sous-officiers. Au total, Nicolas II prenant la route du front en ayant eu soin d’investir de sa pleine confiance un homme compétent et respecté, personne n’aurait pu le lui reprocher. Partir, au contraire, quand le gouvernement, qu’il n’avait jamais su coordonner et piloter lui-même, bringuebalait inconsidérément, quand sa femme, envoûtée par Raspoutine, y gagnerait un crédit démesuré, point d’erreur plus impardonnable.
Nous connaissons le vent de démence, connexe à la fermentation des esprits, à la crise morale de l’élite, qui soufflait sur les cercles dirigeants à la veille de la révolution ; le perpétuel défilé des ministres, absurde et déconcertant ; les impatiences d’une Douma houleuse ; et, brochant sur le tout, l’atmosphère saturée d’électricité, propice au glissement de l’opinion, laquelle, non contente désormais d’être antigouvernementale, répudie ce tsar falot, jouet des coteries et des clans, ce couple impérial, enfermé dans sa tour d’ivoire. Aussi bien, au début de mars 1917, sous l’effet des pénuries alimentaires, Saint-Pétersbourg, rebaptisée Petrograd, entre en ébullition. Illico tous les organes du pouvoir, négligents, engourdis, se volatilisent. Alors à Mohilev, résidence du Grand quartier général, Nicolas II, lorsqu’il apprend les événements, veut rejoindre l’impératrice, mais son train, bloqué par les cheminots révolutionnaires, doit se garer à la station de Pskov. Là, dans la nuit du 15 au 16 mars, il remet aux délégués de la Douma un texte d’abdication qui clôt une époque riche en précieuses possibilités et sottement gâchées. Par le seul monarque ? Non. Par lui d’abord ? Oui. Sans cela, difficile d’expliquer la subite décomposition du régime, incapable du moindre sursaut défensif, et la profondeur du divorce avec la nation, avec toutes ses classes, jusqu’à la noblesse et jusqu’aux membres de la dynastie…
Enraciné dans l’axiome selon lequel autocratie et orthodoxie sont les deux moitiés d’une auguste et indivisible substance, base, structure et charpente de l’édifice russe, le dernier tsar se disait donc autocrate et tel le qualifiaient les papiers officiels. Cet autocrate, pourtant, qui refusait de rien concéder à la Douma, « avait depuis longtemps laissé tomber l’Empire en quenouille, observera Jacques Bainville, et, loin de gouverner par lui-même, il était manœuvré par ses vizirs, par ses maires du palais » (1). Le cyclone de 1914, tueur de près de deux millions de soldats russes inutilement sacrifiés, lui fut fatal.
Michel Toda
(1) La Russie et la barrière de l’Est, Librairie Plon, 1937.
Pour aller plus loin, cf. de Dominic Lieven, La fin de l’empire des tsars, Éditions des Syrtes, 2015, 502 pages, 25 €.
© LA NEF n°290 Mars 2017