La Corée du Nord demeure l’un des États les plus fermés de la planète et aussi l’un des plus mal connus. Philippe Pons lui consacre un livre éclairant qui bouscule quelques idées toutes faites.
Une des difficultés de l’analyse des sociétés modernes réside dans leur uniformisation. Il devient impossible d’évaluer les différents modes de développement puisque nous avons universellement répétition des mêmes phénomènes : les crises économico-financières sont entièrement mondialisées, les mêmes règles d’architecture et d’urbanisme règnent sur tous les continents, les mêmes « réformes sociétales » se répandent partout avec une coordination parfaite, etc.
Nous n’avons plus d’élément de comparaison, plus de modèle différent auquel se mesurer pour évaluer nos choix… Enfin si : il reste la République Populaire et Démocratique de Corée, autrement dit la Corée du Nord. On dira que s’il s’agit de comparer ce régime au système libéral qui prévaut dans le reste du monde, l’affaire est entendue : le choix pour les sociétés ouvertes est confirmé par l’expérience. Qui dirait le contraire ?
Toutefois la parution de l’excellent ouvrage de Philippe Pons sur la Corée du Nord (1) nous donne les moyens d’aborder la question plus finement et sous des angles inattendus. Cette somme permet de disposer enfin en français d’un ouvrage complet très factuel et sans les poncifs « droit-de-l’hommistes » obligatoires. Les atteintes à l’habeas corpus, du moins celles qui sont connues et documentées, sont signalées sans complaisance mais sans pathos. L’auteur rappelle ainsi que Pyongyang était surnommée la « Jérusalem de l’Asie » du fait de son importante population chrétienne (souvent des convertis au protestantisme par des missionnaires américains). Les persécutions extrêmement violentes des chrétiens en Corée du Nord commencèrent rapidement après l’arrivée au pouvoir de Kim Il-sung (1948). Pourtant ceux-ci avaient vu d’un œil favorable la fin de la colonisation et la mise en place d’un régime progressiste. Suivant la stratégie classique du salami (2), le premier dirigeant provisoire de la zone nord fut un nationaliste chrétien (3) ! Avant 1945, il y avait environ 500 000 chrétiens au nord du 38e parallèle, aujourd’hui leur nombre est impossible à évaluer tant la foi est devenue clandestine : la simple détention d’une Bible est passible de camp.
Mais l’auteur s’attache malgré tout à considérer ce régime pour ce qu’il est, sans utiliser des catégories élaborées en Occident. Il montre de manière convaincante que « la dynastie des Kim » s’est éloignée progressivement de toute référence au marxisme. En effet, bien qu’arrivé dans les fourgons de l’Armée Rouge en 1945 et établi à cette époque sur le modèle stalinien, le régime a progressivement construit un système original dans le souci d’éviter les soubresauts de la déstalinisation et de la « dé-maoisation ». Ce système promeut l’idéologie du « Juche » qui se définit comme « le principe de réaliser la souveraineté en politique, l’indépendance économique et l’autodéfense en matière de sécurité nationale ». On le voit, le moteur principal du régime est un nationalisme farouche qui fait systématiquement référence à la nation coréenne « cinq fois millénaire ». On ne peut d’ailleurs qu’être frappé de cette continuité car les pays du sud-est asiatique ont tous connu dans le passé à la fois la société hiérarchique néo-confucianiste et l’isolement par rapport à l’étranger. Ainsi la Corée du Nord est-elle sans doute plus proche de la Corée des Yi (4) que de la Russie stalinienne, comme le montre le principe de succession dynastique. C’est aussi l’histoire qui explique largement le deuxième pilier de l’idéologie nord-coréenne, le « Songun », qui exprime le fait que « la politique de la Corée du Nord fait des affaires militaires les tâches prioritaires de l’État et permet de défendre la patrie ». En effet, la Corée historique a longtemps peiné à affirmer son indépendance face à ses voisins chinois et japonais, pour ensuite être systématiquement menacée par le camp atlantique (y compris d’un bombardement nucléaire à plusieurs reprises). En conclusion on pourrait dire que loin d’être le « dernier pays communiste de la planète », la Corée du Nord est la continuité paroxystique de la Corée ancienne néo-confucianiste et isolationniste.
Ce pays si étrange et si absurde selon nos critères, peut-il nous apprendre quelque chose pour nos sociétés ? Il semble que oui ; ce qui répond à la problématique soulevée en introduction de ce texte. En effet, le système a fait preuve d’une résilience hors norme face à la multiplicité des crises qu’il a eue à traverser : la guerre avec son lot de destructions massives (Pyongyang et les autres villes de Corée du Nord n’étaient que champs de ruines après les bombardements américains de 1950), la chute du monde communiste, la mort du « grand leader », la libéralisation du voisin chinois, la famine des années 1994 à 1998 (au minimum un million de morts).
L’ensemble de ces crises seraient évidemment dans un monde « normal » autant de bonnes raisons pour que le régime s’effondre. Il est donc intéressant d’essayer de comprendre pourquoi il résiste toujours. La répression brutale des opposants a été le lot de tous les pays du bloc de l’Est ; pourtant presque tous ont connu des épisodes de troubles (RDA en 1953, Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968, Pologne en 1980, Roumanie en 1991…) : rien de tel en Corée. Il est certain que le nationalisme intransigeant du régime correspondait au désir populaire de réaction après l’humiliation ressentie pendant l’annexion japonaise. La cohésion de la société a, sans aucun doute, été un autre facteur de stabilité : aucune minorité ethnique présente, exode de la classe des propriétaires vers le Sud, liquidation des communautés religieuses. Cette cohésion empêche toute instrumentalisation par des forces extérieures, leur action étant rendue extrêmement dangereuse par la militarisation démesurée de la société (environ 20 % du PIB est consacré aux armées).
En creux, il n’est pas difficile de pointer les faiblesses intrinsèques de nos sociétés : éclatement socio-culturel, effondrement des valeurs martiales et des budgets de la défense. Il serait légitime de s’interroger sur la résilience de nos pays en cas de crise sérieuse !
En revenant à la Corée du Nord et à l’ouvrage de Philippe Pons, il faut aborder le sujet de la crise la plus sérieuse qu’a subi ce pays : la famine des années 90. Les services sud-coréens ont même pensé, à cette époque, que cette tragédie emporterait le régime ; pourtant il n’en a rien été. Le chiffre des victimes varie selon les estimations entre 1 et 3,5 millions de morts pour une population d’environ 20 millions ! Devant l’ampleur du désastre, il faut essayer de comprendre les raisons d’un effondrement aussi grave dans un pays qui avait su, quelques décennies plus tôt, rebondir après les effroyables destructions de la guerre.
Philippe Pons nous donne des éléments de réflexion : le changement brusque de situation à la fin des années 80 avec l’écroulement du communisme en Russie et les réformes engagées en Chine sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Les deux principaux partenaires changeaient en même temps les règles du jeu : il fallait dès lors payer l’énergie au prix du marché. Dans cette configuration, c’est paradoxalement l’agriculture qui avait, au cours des deux dernières décennies, connu une rapide modernisation, qui souffrit le plus du manque d’hydrocarbures tant pour les machines que pour les engrais et pesticides. À cela s’ajoutèrent des conditions naturelles difficiles. La gouvernance centralisée ne sut pas évaluer l’ampleur du problème, de plus, la lenteur et l’inefficacité de la réaction accélérèrent encore la catastrophe.
Au-delà du drame, cette crise nous montre comment un système coupé du réel et peu réactif peut aboutir à des échecs terribles. Or, nous avons tous aujourd’hui le sentiment de vivre dans un tel système ! La multiplication des normes, l’éloignement (géographique et culturel) de ceux qui les élaborent, la méconnaissance des réalités comme de l’histoire par nos classes dirigeantes, nous placent dans une situation analogue sur bien des points. En attendant la crise…
Philippe Conte
(1) Philippe Pons, Corée du Nord. Un État-guérilla en mutation, Gallimard 2016, 720 pages, 34,50 €.
(2) Définie par Mátyás Rákosi, chef du Parti communiste hongrois, pour décrire l’élimination progressive des pouvoirs extérieurs au communisme (Église, autres partis, etc.), « tranche après tranche, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien ».
(3) Cho Man Sik, nationaliste catholique et non violent, était surnommé le Gandhi coréen. En février 1946 il est destitué de son poste de président, en 1948 il est emprisonné et exécuté au tout début de la Guerre de Corée, en octobre 1950.
(4) La dynastie Yi gouverna le pays de 1392 au 29 août 1910.
© LA NEF n°290 Mars 2017