Bien que très minoritaire au Japon, le christianisme a su inspirer un certain nombre de grands écrivains catholiques japonais. Petit tour d’horizon.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ne comptait pas un seul écrivain japonais de confession chrétienne. En 1972, quand Kyobunkwan (« Société chrétienne de littérature »), un éditeur et libraire installé dans le quartier de Ginza, à Tokyo, publia une anthologie de la littérature chrétienne contemporaine, il était en mesure de dresser la liste d’une vingtaine d’auteurs japonais, catholiques en majorité. Le rédacteur de l’anthologie estimait que « la vie et le travail d’un écrivain chrétien japonais dans un pays “païen” où les chrétiens représentent moins de 1 % de la population présentaient une triple difficulté : difficulté d’être chrétien, difficulté d’être japonais et difficulté de persévérer dans l’écriture ». Selon lui, le fait qu’une vingtaine d’écrivains chrétiens aient réussi dans ces conditions à émerger était en soi « un miracle ».
Un miracle, on ne sait, mais la situation d’après-guerre présente une particularité, au regard de la période ouverte par l’ère Meiji (« lumière » en japonais) (1868-1912) et l’entrée du Japon dans la modernité à l’école de l’Occident. Dans les premières décennies de cette ère de grands bouleversements introduits après 240 années de fermeture du pays sur lui-même, une littérature japonaise moderne s’est bien développée sous l’influence de la littérature occidentale, mais l’audience des auteurs chrétiens n’a guère dépassé le public chrétien.
Cette relative faiblesse de l’avant-guerre contraste avec la floraison de la littérature catholique de l’après-guerre. En 1945, le Japon se réveille non seulement défait militairement, deux fois atomisés à Hiroshima et Nagasaki, mais à la veille d’une transformation radicale induite par les changements constitutionnels imposés par l’occupant américain. Si la maison impériale a été préservée pour assurer une continuité symbolique aux nouvelles institutions politiques, celles-ci doivent prendre un virage à 180°. Au militarisme des années 1930 succède un régime démocratique censé ouvrir définitivement le pays aux influences extérieures. La Constitution de Meiji avait certes introduit dès 1889 la liberté religieuse, mais il faut attendre celle de 1946 pour que la liberté de conscience soit inscrite dans la loi fondamentale. Pour les Américains, il s’agit d’ancrer le Japon dans le camp occidental ; pour les Japonais, cet ancrage va entraîner des répercussions non seulement dans le champ social mais aussi dans la culture et les arts.
Selon l’auteur de nouvelles et écrivain chrétien Shiga Naoya (1883-1971), « la suprématie tant spirituelle que technique de l’Armée impériale durant la guerre était de l’ordre de l’inquestionnable ». Et très rares ont été les auteurs à ouvertement critiquer l’absence de responsabilité individuelle d’un système qui a culminé avec des crimes de guerre aussi terribles que le viol de Nankin (1937) ou le sac de Manille (1945). Après la capitulation du 15 août 1945, la nation a plongé dans le chagrin, sans que les problèmes moraux liés au régime militaire ne soient examinés.
Il est remarquable que ce furent principalement des auteurs chrétiens, catholiques notamment, qui, les premiers, abordèrent cette question, fût-ce sous couvert de la fiction romanesque. Il faut citer ici la grande figure de Shûsaku Endô (1923-1996), qui, dès 1957, publie La mer et le poison. Il est un des premiers à affronter le problème de la responsabilité morale des criminels de guerre durant la guerre du Pacifique, en dénonçant la vivisection pratiquée sur des prisonniers américains. Endô pose des questions qui dérangent : comment le Mal peut-il à ce point attirer des gens apparemment normaux ? Pourquoi laideur et cruauté peuvent-elles devenir chez certaines personnes sources de jouissance ?
Né en 1923, le jeune Shûsaku Endô a 12 ans quand sa mère l’amène au baptême. Elle-même abandonnée par un mari qui lui impose le divorce, elle avait trouvé soutien et réconfort auprès d’une communauté catholique. De ce contact avec l’Église, Shûsaku Endô nourrira une tension qui traverse toute son œuvre, entre une appartenance fermement ancrée dans sa « japonité » et une ouverture à l’universel portée tant par sa fréquentation des grands écrivains catholiques, tels que Bernanos, Mauriac ou Claudel, que par sa réflexion personnelle sur son appartenance à l’Église.
Une tension qui prend souvent la forme d’une contradiction : comment être à la fois chrétien et japonais ? Dans la préface d’un de ses romans traduit en anglais, L’angoisse de l’étranger, Endô s’expliquait en ces termes sur l’arrière-plan chrétien de son œuvre : « J’avais découvert mon unique thème à creuser durant toute ma vie. Et qu’était-ce ce thème ? C’était comment prendre mes distances d’un christianisme qui m’était proche. C’était comment retailler moi-même le costume occidental que ma mère m’avait fait enfiler et le changer en un vêtement japonais qui conviendrait bien à mon physique japonais. »
Endô est un écrivain de fiction, non un théologien, et il est conscient du fait que les relations entre christianisme et littérature sont ambivalentes. Il définit la « littérature chrétienne » comme une contradiction dans les termes. Il y a la littérature – et il y a parfois un auteur baptisé chrétien. Ainsi un écrivain est ce qu’il veut être, expliquait-il encore, se plaçant dans le sillage d’auteurs catholiques français comme Julien Green et François Mauriac. Quoique son appartenance chrétienne soit dominante, ses livres ne prétendent pas être un prêche religieux. Comparé à Mauriac, il y a chez Endô un champ de tension supplémentaire. Il n’est pas seulement un chrétien et un écrivain mais il est aussi japonais et, dans son œuvre entière, il essaie « de réconcilier et de créer dans son esprit une certaine unité entre ces trois appartenances », analyse Mark Williams, spécialiste de Shûsaku Endô.
Au Japon, le rayonnement de son œuvre dépasse de loin la seule communauté chrétienne. Par ses interrogations (la foi chrétienne peut-elle prendre racine en terre japonaise ? – thème abordé par son roman le plus connu à l’étranger, Silence, paru en 1966), par son approche de Dieu, par sa découverte d’un Christ pauvre et démuni, il fut à sa manière et selon les termes du cardinal Shirayanagi, ancien archevêque de Tokyo, « le meilleur missionnaire du christianisme que le Japon ait jamais eu ».
L’aspect le plus admiré et le plus significatif de la profondeur de la pensée et de la foi de Endô est peut-être sa découverte d’un Christ pauvre et démuni, fragile comme peut l’être l’amour quand il est bafoué. En ce sens, il rejoignait la vision de mystiques comme le Poverello d’Assise ou, plus récemment, Maurice Zundel. Au Japon, où les chrétiens sont en nombre infime, le rayonnement de Shûsaku Endô, autant que l’influence du christianisme, ne manquent pas d’étonner. D’après une enquête sur la conscience religieuse des Japonais, qui date de 1984, seulement 2 % des Japonais, tous âges confondus, disaient croire au Christ, alors que 12 % avouaient une attirance pour le christianisme. En revanche, parmi les moins de 30 ans, le taux de sympathisants du christianisme s’élevait à 30 %, dépassant largement les adeptes du shintoïsme. Cette enquête, vieille déjà de plus de trente ans, explique peut-être pourquoi les romanciers chrétiens et se déclarant tels sont non seulement nombreux mais lus : Satoko Kizaki (Prix Akutagawa 1984), Ayako Sono, Shumon Miura, Takako Takahashi, Kunio Tsuji, Otohiko Kaga, et quelques autres.
Une mention particulière au sujet d’Otohiko Kaga. Presque contemporain de Endô (il est né en 1929), il partage avec ce dernier plus qu’une communauté de génération. Converti au catholicisme en 1987, à l’âge de 58 ans, sous l’influence de Shûsaku Endô, il a, comme lui, consacré plusieurs de ses ouvrages à la Seconde Guerre mondiale et aux conséquences tragiques de l’endoctrinement militaire. Comme lui aussi, il s’est intéressé aux premiers temps du christianisme au Japon, avec notamment son grand roman Takayama Ukon, paru en 1999, récit en partie sous forme épistolaire de la vie extraordinaire de ce daimyo, un grand noble, qui préféra abandonner titres, rang, puissance et fortune plutôt que de renoncer à sa foi chrétienne. L’œuvre vient de paraître en français, traduite du japonais par Roger Mennesson, aux éditions Cerf, sous le titre La croix et l’épée. Ce 7 février, les évêques japonais célébreront la béatification de Juste Ukon dans le château d’Osaka, admirable édifice qui fut le théâtre de sanglantes batailles entre ceux-là mêmes qui, durant la première moitié du XVIe siècle, unifièrent le Japon tout en persécutant sans pitié les chrétiens dont l’Évangile venait remettre en cause les bases d’une société strictement hiérarchisée.
Régis Anouil
Régis Anouil est rédacteur en chef d’Églises d’Asie, agence d’information des Missions Étrangères de Paris (MEP).
Bibliographie
– Pierre Dunoyer, Histoire du catholicisme au Japon 1543-1945, Cerf, 2011.
– Shûsaku Endô, Silence, Folio, 2016.
– Shûsaku Endô, Le fleuve sacré, Folio, 2010.
– Pierre Dunoyer, Shûsako Endô [1923-1996], Cerf, 2014.
– Otohiko Kaga, La croix et l’épée. Samouraï et chrétien : le roman d’un banni, Cerf, 2016.
– Paul Glynn, Requiem pour Nagasaki. Biographie de Takashi Nagai, le « Gandhi japonais », Nouvelles Cité, 1995.
– Makato Nagai, Le sourire des cloches de Nagasaki, Nouvelle Cité, 2004.
– Takashi Nagai, Une lumière dans Nagasaki (choix de textes), Nouvelle Cité, 2006.
– Roland Habersetzer, Amakusa Shiro, samouraï de Dieu, Amalthée, 2012.
– Maurizio Mantero et Gabriele Parma, Shimabara, Éditions Clair-de-Lune, 2 vol., 2009 (excellente BD épuisée mais que l’on peut trouver d’occasion).
© LA NEF n°289 Février 2017