À la suite d’un travail de la Commission théologique internationale (L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême, Téqui, 2008), Dom Jean Pateau, Père Abbé de Fontgombault, se demande s’il existe des suppléances au sacrement du baptême pour assurer le salut des enfants morts sans baptême (1) : un remarquable travail théologique en attendant une éventuelle intervention du Magistère de l’Église qu’il appelle de ses vœux. Présentation.
La question du sort des enfants morts sans baptême (avant d’avoir atteint l’âge de raison) est une question cruciale qui inquiète le cœur des hommes depuis des siècles. Benoît XVI a pu la qualifier de « priorité pastorale de notre époque moderne ». Ces enfants sont extrêmement nombreux : enfants morts « in utero » (par mystérieuse « fausse couche », par un dramatique avortement, par l’action homicide d’un stérilet ou d’une « pilule du lendemain ») ou enfants morts « post-partum » (« mort subite du nourrisson »). Puisque la Bible ne révèle pas de façon directe quelle est leur destinée, il faut donc essayer de trouver la volonté du Seigneur sur eux grâce à une réflexion théologique.
Dom Jean Pateau se penche sur cette problématique. Il cherche à connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin sur la question à travers une perspective historique. Il étudie tout d’abord ce qui a précédé l’Aquinate : les sources scripturaires et magistérielles, les Pères de l’Église (notamment saint Augustin), puis les scolastiques du Moyen-Âge. Il met ainsi en lumière la genèse et le développement de l’hypothèse des limbes (de limbus en latin qui désigne la bordure d’un vêtement et, par extension, la bordure de l’enfer qui serait, selon certains théologiens, le « lieu » des âmes de ces enfants après leur mort). Et il montre comment les principes théologiques de saint Thomas d’Aquin peuvent ouvrir des perspectives théologiques pour aujourd’hui. Car, au fond, ce n’est pas parce qu’un enfant meurt avant son baptême qu’il meurt nécessairement avec le péché originel.
ÉTAT DE LA QUESTION
Ce problème théologique gravite autour de deux pôles : d’un côté le péché originel et ses conséquences dramatiques, et de l’autre la volonté salvifique universelle du Seigneur. La peine due au péché originel est la privation de la vision béatifique (2). Le moyen ordinaire du salut est le baptême. Car toute personne humaine ne peut entrer au ciel que si elle est « touchée » par la grâce de la rédemption. Or, cette grâce, le Seigneur la veut pour tous les hommes. Les personnes douées de l’usage de leur raison peuvent refuser le salut qui leur est acquis et offert par le Seigneur, mais les enfants morts sans baptême (avant l’usage de raison) n’opposent aucune résistance à cette volonté de Dieu. Pourquoi ne seraient-ils donc pas sauvés par le Seigneur d’une manière ou d’une autre ? Si « oui », peut-on préciser la nature de ces suppléances ?
UN OUVRAGE ENGAGÉ
Ce travail de Dom Pateau n’est pas seulement un très bel exposé théologique : c’est une œuvre engagée au sens où le Père Abbé démontre la faiblesse de la théorie des limbes. Il plaide en faveur du salut des enfants morts sans baptême avant l’âge de raison. Ce faisant, il rejoint notamment la pensée du cardinal Ratzinger (3), mais aussi celle de mystiques comme saint Thérèse de l’Enfant-Jésus, Marthe Robin ou Marcel Van. Dom Pateau démontre la possibilité et l’opportunité d’un document du Magistère de l’Église permettant d’interpréter de façon authentique les versets des Saintes Écritures qui proclament la volonté salvifique universelle du Seigneur (en particulier 1 Tm 2, 4).
SAINT THOMAS ET SES PRÉDÉCESSEURS
L’étude historique à laquelle se livre Dom Pateau permet de mettre en valeur l’évolution de la pensée de saint Augustin. Dans ses écrits, il faut en effet distinguer deux périodes : avant et après la crise pélagienne. L’évêque d’Hippone passe ainsi d’une espérance de salut pour ces enfants à la certitude de leur damnation (même si, selon lui, leurs âmes ne souffrent que de très légères peines en plus de celle de la privation de la vision béatifique). Pélage nie la gravité du péché originel et ses conséquences pour l’humanité : il pense notamment que les enfants peuvent être sauvés sans le baptême. En réaction, saint Augustin tend à absolutiser la nécessité du baptême sacramentel en vue du salut pour les enfants privés de raison. La thèse de Dom Pateau est d’affirmer qu’il ne peut y avoir de troisième lieu entre le ciel et l’enfer proprement dit, une fois le purgatoire vide à la fin des temps. Notons bien que les « limbes des enfants » sont une hypothèse théologique (qui fut une doctrine catholique commune jusqu’au milieu du XXe siècle sans jamais faire partie des vérités de foi catholique) et que cette hypothèse n’a pas de fondement scripturaire.
LA RÉFLEXION DE LA DÉCOUVERTE DES AMÉRIQUES À NOS JOURS
Le Catéchisme de l’Église catholique rappelle que « l’Église ne connaît pas d’autre moyen que le baptême pour assurer l’entrée dans la béatitude éternelle » (CEC 1257). Un peu plus loin, au n. 1261, il précise : « Quant aux enfants morts sans baptême, l’Église ne peut que les confier à la miséricorde de Dieu, comme elle le fait dans le rite des funérailles pour eux. En effet, la grande miséricorde de Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés (cf. 1 Tm 2, 4), et la tendresse de Jésus envers les enfants, qui lui a fait dire : “Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas” (Mc 10, 14), nous permettent d’espérer qu’il y ait un chemin de salut pour les enfants morts sans baptême. » Quel est ce chemin de salut possible ? Convient-il que Dieu sauve ces enfants ? Si « oui », en vertu de quoi ? À l’issue de multiples raisonnements, Dom Pateau parle « d’éminente convenance » au sujet du salut de ces enfants. Pourquoi ? Car Dieu n’échoue pas. Ce qu’Il veut Il le fait, soit par la médiation de ses créatures ou de ses sacrements, soit par son action directe. Comme l’enseigne le bienheureux pape Pie IX : « Dieu […] ne permet pas que quelqu’un soit puni des supplices éternels sans être coupable de quelque faute volontaire » (4). Or le Seigneur « veut que tout homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 3-6). Le Christ est mort pour tous. Il veut le salut de tous. Dieu nous a créés pour la Gloire du ciel. Et comme l’enseigne le concile Vatican II : « Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (5). Il ne s’agit pas là d’une solution automatique, « à bon marché », pourrait-on dire. C’est par les mérites infinis de la passion du Christ que les hommes sont sauvés, et le Père Abbé de Fontgombault montre comment ceux qui meurent souvent de mort injuste et violente, ont un titre spécial à être configuré au Christ injustement mis à mort.
Mais Dom Pateau ne s’en tient pas à cette éminente convenance. Pour lui, il est possible d’arriver à une certitude du salut de ces enfants. Le Seigneur peut sauver ces enfants puisque rien ne lui est impossible (Lc 1, 37). Il veut les sauver, alors pourquoi ne les sauverait-il pas effectivement (puisque, de surcroît, ces enfants ne peuvent pas poser d’actes de refus du salut) ? Dieu a sanctifié certains enfants « in utero » : Jérémie, saint Jean-Baptiste (lors de la Visitation). Pourquoi ne ferait-il pas la même chose pour les autres ? Selon Dom Pateau, il existe sans doute des suppléances au baptême comme par exemple : la prière des parents chrétiens des enfants morts sans baptême, mais aussi (en vertu de la communion des saints et du sacerdoce commun des fidèles) la prière des membres de l’Église en faveur de leur salut. En cela il rejoint en particulier saint Jean Chrysostome qui disait : « Imite Dieu. S’il veut que tous soient sauvés, il est donc raisonnable de prier pour tous » (6).
Dom Pateau peut ainsi conclure magnifiquement en disant : « Plutôt que d’être les condamnés du seul péché d’Adam, ces enfants appelés par Dieu des ténèbres vers son admirable lumière, ne seraient-ils pas par pure miséricorde, dans l’économie de la rédemption et après la Vierge Marie, les garants du plan d’amour du Créateur et de son triomphe ? L’affirmation du salut de ces enfants, si l’Église juge un jour pouvoir la donner, ne serait pas un acte de pitié à l’égard de ceux-ci ou de leurs parents, mais un acte de justice à l’égard de Dieu et de son dessein d’amour sur l’homme. » Puissent ces lignes de Dom Pateau se révéler prophétiques car « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant. La vie de l’homme c’est la vision de Dieu » (saint Irénée de Lyon).
Abbé Laurent Spriet
(1) Dom Jean Pateau, Le salut des enfants morts sans baptême, Artège, coll. Sed Contra, 2017, 310 pages, 24 €.
(2) Cf. Innocent III, Lettre Maiores Ecclesiae causas à Humbert, archevêque d’Arles DS 780, Conciles de Carthage DS 223 et de Trente DS 1514, Thomas d’Aquin, De Malo q. 5, a. 1 ; IIIa q. 52, a. 5.
(3) Cf. Entretien sur la foi, Fayard, 1985, p. 179-180.
(4) Quanto conficiamur du 10 août 1863.
(5) Gaudium et spes, n. 22.
(6) Cf. In epistolam primam ad Timotheum, Homilia 7, 2 ; PG 62, col. 536.
© LA NEF n°290 Mars 2017