L’Eglise russe et la révolution

L’Église orthodoxe russe, liée depuis des siècles à la monarchie, figura, dès les premiers temps, parmi « les ennemis du peuple » désignés par le nouveau pouvoir bolchevique

Depuis la conversion de la Russie à la fin du Xe siècle, avec saint Vladimir, le christianisme est devenu constitutif de l’identité russe. La création d’un patriarcat russe en 1589 avait marqué une relative indépendance par rapport au patriarcat de Constantinople
Avec les Romanov, et notamment le tsar Pierre le Grand (1682-1725), le pouvoir impérial a enlevé toute autonomie à l’Église orthodoxe. On a pu parler d’une « Église bureaucratisée ». Le patriarcat est supprimé en 1721 et remplacé par le Saint-Synode (conseil des évêques de l’Empire), mais le pouvoir effectif est assuré par un laïc, le « procureur », qui contrôle étroitement les nominations ecclésiastiques et la juridiction ecclésiastique. La vie monastique est soumise à un contrôle tatillon. Catherine II (1762-1796) n’hésitera pas à se donner le titre de « chef de l’Église ».
Dans le même temps, l’agrandissement de l’Empire tout au long du XVIIIe siècle oblige à une certaine tolérance envers les non-orthodoxes. Pierre le Grand autorise son conseiller militaire, un Écossais catholique, à construire une église catholique à Moscou, la première depuis des siècles, l’église Saint-Pierre-Saint-Paul. Le Manifeste de tolérance de 1702 assure la liberté de culte aux étrangers. Catherine II autorise en 1769 la création du diocèse catholique de Moghilev et en 1786 elle permet la fondation de l’église paroissiale dédiée à Saint-Louis-des-Français à Moscou. C’est elle aussi qui, en 1773, après la bulle de Clément XIV supprimant la Compagnie de Jésus, autorise les Jésuites à continuer à exercer leur ministère en Russie. Ils établiront notamment des postes missionnaires sur la Volga pour les non-Russes (une trentaine de villages catholiques). En 1795, l’Empire russe comptait quelque 800 000 catholiques de rite oriental et 100 000 catholiques de rite latin.
Mais les partages successifs de la Pologne (1772, 1793 et 1795) vont changer considérablement la donne en intégrant à l’Empire 1,6 million de catholiques de rite oriental et 2,1 millions de catholiques de rite latin.

LA LIBÉRATION DE 1905
Pendant le XIXe siècle le pouvoir impérial mène une politique religieuse contradictoire à l’égard des catholiques. En 1839, le tsar Nicolas Ier supprime l’Église grecque unie (catholiques de rite oriental) et ordonne la réunion des diocèses uniates à l’Église orthodoxe. Même s’il y eut une résistance qui ne fut pas marginale, clergé et fidèles passèrent en masse à l’orthodoxie. Dans le même temps, le tsar acceptait en 1847 de négocier, pour les catholiques de rite latin, un concordat avec le Saint-Siège. Il permettra notamment la création d’un archevêché et de six diocèses.
La première révolution russe, celle de 1905, a vu la Russie passer d’un empire autocratique à une monarchie un peu moins absolue. Ce fut pour l’Église catholique – mais paradoxalement pas pour l’Église orthodoxe – une période de plus grande liberté. L’oukase du 17 avril 1905 supprime « toute vexation dans le domaine de la religion ». La Constitution de 1906 garantit la « liberté de religion » et aux non-orthodoxes le « libre exercice de leur foi et la pratique selon leurs rites ». Des conversions ou passages d’une Église à une autre se produisent en masse, profitant surtout au catholicisme. Selon les chiffres cités par Laura Pettinaroli, dans sa thèse sur La politique russe du Saint-Siège (1905-1939), 241 009 conversions au catholicisme se sont produites dans l’Empire entre 1905 et 1912 ; même s’il y a eu des restrictions et des entraves bureaucratiques qui ne furent pas minces. En 1909 la paroisse Notre-Dame de France est fondée à Saint-Pétersbourg.
On ajoutera que l’évolution de la législation a été parallèle au mouvement intellectuel vers Rome de certains orthodoxes, la figure la plus notable étant celle du philosophe Vladimir Soloviev (1853-1900).
Mais il ne faut pas idéaliser la situation des catholiques dans l’Empire russe finissant. La correspondance entre Rome et les évêques est contrôlée, des actes du Saint-Siège ne peuvent être publiés en Russie et les visites ad limina des évêques à Rome sont drastiquement réduites par le gouvernement. En 1912, l’Empire russe (territoires polonais compris) compte 13 millions de catholiques, mais il y a une situation de pénurie dans la hiérarchie ecclésiastique : sur les douze sièges épiscopaux, près de la moitié sont vacants depuis plusieurs années et on ne compte au total qu’environ 4000 prêtres catholiques.

LES RÉVOLUTIONS DE 1917
À la veille des révolutions de 1917, l’Église orthodoxe comptait quelque 300 évêques, 110 000 prêtres diocésains et 100 000 moines et moniales vivant dans les centaines de monastères présents dans toutes les provinces de l’Empire. La première révolution de 1917, celle de février, aboutit à l’abdication de Nicolas II et à l’élection d’une assemblée constituante. L’Église orthodoxe trouva dans cette situation un nouvel espace de liberté. En octobre 1917, alors même que le coup d’État des bolcheviks anéantissait le processus de réforme de la Russie, les évêques orthodoxes se réunissaient en concile (sobor) à Moscou. C’était le premier concile de l’Église orthodoxe russe depuis 1700. Des décisions importantes commencèrent à être prises. Le patriarcat supprimé sous Pierre le Grand fut rétabli : le métropolite de Moscou, Tikhon, fut nommé patriarche de toutes les Russies. C’était toute l’Église orthodoxe qui entreprit sa réorganisation, à commencer par la mise en place de paroisses dotées de pouvoirs réels autour de leur prêtre et de la communauté des fidèles.
Le nouveau pouvoir bolchevique s’engageait, lui, dans une lutte systématique contre l’Église orthodoxe. Dès le 8 novembre 1917 le « décret sur la terre » stipule que « l’État reprend toutes les propriétés ecclésiastiques et monastiques », c’est-à-dire dépossède toutes les propriétés terriennes de l’Église pour soi-disant les rendre au peuple. Le 2 février 1918, le « décret sur la séparation de l’Église avec l’État et avec l’École » chasse l’Église de toutes les institutions qu’elle gérait (écoles, hôpitaux, dispensaires, etc.), la prive de ses biens immobiliers (églises et monastères) et interdit l’instruction religieuse dans toutes les écoles publiques ou privées. Cette politique s’accompagna de violences, d’arrestations et d’exécutions sommaires.
Au début de 1918, le patriarche Tikhon publia une encyclique pour excommunier ceux qui tuaient prêtres et moines et exerçaient des violences physiques contre les croyants. Et il demandait aux fidèles de s’organiser en « fraternités » pour défendre l’Église et conserver l’usage des églises.
Parallèlement, le chef de l’Église orthodoxe ne souhaitait pas engager une épreuve de force avec le nouveau pouvoir. Il tenait à afficher une neutralité dont on lui serait reconnaissant, pensait-il. Le 8 octobre 1919, il publia une encyclique qui interdisait aux membres du clergé tout soutien public aux « armées blanches ».
Cette attitude aux premiers temps de la révolution bolchevique n’empêcha pas la persécution. Selon le professeur Pospielovsky, entre octobre 1917 et la fin de la guerre civile en 1921, 28 évêques orthodoxes, des milliers de prêtres et de moines et 12 000 fidèles en service auprès de leur Église ont été tués.

LE « MIRAGE RUSSE »
La révolution de février 1917 et la chute de Nicolas II marquèrent pour l’Église catholique le début d’une ère nouvelle. Le Vatican se réjouit des nouvelles libertés accordées à tous les cultes par le gouvernement provisoire. Après la prise de pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917 et la séparation de l’Église et de l’État proclamée en février 1918, le Saint-Siège crut que l’Église catholique pourrait poursuivre sa mission. Mais la désillusion arriva vite. Le pape Benoît XV fit adresser à deux reprises des télégrammes à Lénine, l’un en février 1919 pour demander l’arrêt des persécutions contre les Églises chrétiennes et l’autre en avril 1919 pour demander la libération d’un évêque et de quatre prêtres catholiques qui avaient été arrêtés par le nouveau pouvoir.
Pourtant à cette date et pendant plusieurs années encore, Benoît XV puis Pie XI croiront que les révolutions russes, par les bouleversements qu’elles avaient amenés, pouvaient favoriser « le retour des Russes schismatiques à l’unité catholique ».

Yves Chiron

© LA NEF n°290 Mars 2017