Jamais sans doute un conflit n’avait polarisé autant les opinions ni suscité autant de débats. Au point même que la question israélo-palestinienne s’est trouvée totalement éclipsée, elle qui constitua longtemps le lieu par excellence des déterminations à la fois diplomatiques mais aussi intellectuelles. Aujourd’hui, c’est la question syrienne qui occupe ce champ et de façon inédite.
La guerre régionale qui se joue en Syrie est devenue le symptôme de l’agonie d’un ordre international en même temps que la prémisse de celui qui vient. Le conflit syrien a été le catalyseur en même temps que le révélateur, sur une durée relativement longue, des basculements inédits de l’ordre international. En Syrie se joue exactement ce que d’aucuns prévoyaient avant même le premier mandat de Barack Obama : un lent redéploiement de la puissance américaine ou, en tous les cas, une hésitation stratégique majeure propice à une percée des puissances émergentes sur le retour. Se joue aussi sur le théâtre syrien, la progressive paralysie de l’Occident, entravé dans ses actes mais aussi dans ses mots, voulant ignorer les réalités et projeter ses fantasmes sur un monde qui lui échappe. Au Moyen-Orient, le modèle westphalien de l’État souverain, arrivé tardivement dans la région, est en plein reflux. Après plusieurs décennies de constructions nationales, la zone tout entière est en train de se désinstitutionnaliser, laissant les populations locales aux prises avec le chaos et la violence milicienne.
Il faut noter ensuite que la question syrienne est devenue un sujet de politique intérieure pour de nombreux pays, frappés en retour par le terrorisme, et qu’elle interroge notamment sur les choix stratégiques et politiques de la France, la plus durement touchée. À ce jour et malgré 250 victimes du terrorisme en moins de deux ans, aucune remise en cause du positionnement de la France n’a été effectuée. La classe politique française a d’ailleurs donné le spectacle surréaliste de son arrogance et de sa vacuité : pour ceux qui sont en poste, il faut noter qu’au contraire de la Belgique touchée elle aussi par des attentats d’une ampleur bien moindre, aucun ministre n’a présenté sa démission, ni même reconnu une quelconque faille. Se sont succédé ad nauseam cérémonies d’hommage et commémorations durant lesquelles la solennité s’est souvent retrouvée associée à la plus désolante trivialité, le Président descendant de son piédestal de chef de (petite) guerre pour faire la bise aux familles des victimes, participer à des lâchers de ballon et annoncer sans rire : « Nous multiplierons les chansons, les concerts, les spectacles, nous continuerons à aller dans les stades. » Quant à l’opposition, prise en étau entre le chantage à l’unité nationale et la responsabilité partagée des politiques menées tant vis-à-vis de la Syrie que des pays du Golfe, elle s’est retrouvée piégée et incapable de produire le moindre discours politique sur ces drames inédits.
Diplomatie, islam, immigration : il a fallu la guerre en Syrie pour que ces questions, enfouies et cloisonnées, reviennent sur le devant de la scène. Ce que le terrorisme importé de Syrie met au jour, ce n’est pas tant le décrochage économique de ces populations musulmanes immigrées dans un pays en proie à la crise et au chômage massif mais les doutes existentiels de la société réceptrice. La radicalisation de certaines franges de la population musulmane n’est pas réductible ni au chômage ni aux inégalités : ces dernières n’expliquent pas complètement pourquoi les jeunes descendants d’immigrés, souvent détenteurs de la nationalité française, se montrent plus religieux que les immigrés âgés et précarisés. Dans les sociétés européennes marquées par le « post-isme » (post-historiques, post-modernes mais aussi post-tragiques), les défenseurs de l’esprit républicain laïque, universaliste et tendant de plus en plus vers une sorte d’indifférenciation des sociétés, rêvent d’intégrer les nouveaux venus sans tenir compte de l’importance du fait culturel et religieux dans l’histoire de l’immigration. Par une sorte de néocolonialisme, persuadé d’une dilution des cultures dans le grand tout universel et faute d’envisager les attitudes religieuses des immigrés et descendants d’immigrés comme des constructions culturelles, à la fois morales et politiques, les élites françaises en sont réduites à échouer ou à s’étonner lorsque ce décrochage apparaît au grand jour comme avec Merah ou le Bataclan.
Frédéric Pichon
Frédéric Pichon est diplômé d’arabe et de sciences-politiques. Docteur en histoire contemporaine, spécialiste de la Syrie et des minorités, il est chercheur associé au sein de l’équipe EMAM de l’Université François Rabelais (Tours). Il vient de publier Syrie, une guerre pour rien, Cerf, 2017, 194 pages, 16 €.
© LA NEF n°291 Avril 2017