Érigé, par ses continuateurs spirituels, en incarnation totémique de l’œuvre communautaire, panthéonisé à l’occasion du centenaire de sa naissance, Jean Monnet (1888-1979), aux yeux duquel n’existait point de salut hors du dépassement des cadres nationaux, a-t-il servi les objectifs dominateurs d’une oligarchie mondialisée se représentant comme l’avant-garde éclairée du progrès humain ? L’enquête approfondie et passionnante de Bruno Riondel (1) nous invite à revenir sur les premiers pas de la « construction européenne ».
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, chacun des deux Grands considérait les vieux pays qui les séparaient comme une espèce de no man’s land où mener, par la propagande, la terreur ou la charité, des opérations stratégiques, et l’Europe, d’elle-même, s’offrait à leurs interventions. Auprès de ce corps malade, notait alors Alfred Fabre-Luce, « il y a un étrange rassemblement d’idéalistes, d’hommes d’affaires et de généraux. Seulement, l’Amérique et la Russie s’intéressent à lui de façons très différentes. L’atout de Washington, c’est la prospérité ; celui de Moscou, c’est la misère » (2). En 1947 cependant, l’Amérique, lasse de renflouer à fonds perdus des nations divisées, donc défaillantes, son secrétaire d’État, George Marshall, demanda à celles-ci de se grouper contre promesse d’un large plan d’assistance (85 % d’aide gratuite, 15 % de prêts à long terme), lequel fut adopté à l’Ouest l’année suivante – mais, en raison de la coercition des Soviets, pas de l’autre côté du « rideau de fer ». Bref, le plan Marshall obligeait les Européens préservés du marxisme, Allemands inclus, à s’accorder sur le partage des milliards de dollars venus d’outre-Atlantique et à travailler de concert. Ce qui allait bientôt prendre la forme d’une intégration économique graduelle par fusion de plusieurs secteurs d’activité.
Le 9 mai 1950, en effet, Robert Schuman, patron du Quai d’Orsay, annonce la création prochaine du pool charbon-acier. Institué sous le nom de Ceca en 1951, il réunit, autour de l’ambigu couple franco-allemand, l’Italie et les trois pays du Benelux, et, à la tête de la Haute Autorité chargée de le régir, se trouve Jean Monnet, qui vient d’abandonner le tout nouveau Commissariat général au Plan, dont la direction lui avait été confiée en 1946, subséquemment aux fonctions de commissaire aux armements du CFLN (à partir de novembre 1943), puis, la Libération accomplie, de chef du Conseil français des approvisionnements. Or, Monnet, natif de Cognac, héritier d’un négoce de spiritueux, a déjà un long passé où vont alterner missions publiques et tenace poursuite de ses intérêts privés. Jeune secrétaire général adjoint de la Société des Nations entre 1919 et 1923, spécialisé dans le traitement des dossiers économiques, il la quitte pour voler au secours de l’entreprise familiale, à deux doigts du dépôt de bilan. Après quoi, grâce à ses puissantes relations, le voici qui embrasse l’univers financier à un niveau élevé de responsabilités. Oh ! le krach boursier d’octobre 1929 ne l’épargne pas, mais diverses aventures spéculatives en Chine l’aideront à se remplumer très copieusement.
Cet homme d’argent soudé aux milieux d’affaires et, vers 1937-1938, domicilié à New York, ce protagoniste, dans le même temps, du difficile achat par la France d’avions de guerre américains, devenu l’animateur, à la fin de 1939, d’une structure coopérative interalliée renouant avec la méthode inventée en 1914, ce collaborateur de Franklin Roosevelt tendant le ressort, à la suite du raid japonais sur Pearl Harbor, d’un efficace contributeur au Victory Program de 1942, quand la paix fut de retour, pareil pedigree, qu’embellissait davantage sa surintendance au Comité d’Alger, le qualifiait et l’imposait. En conséquence, habité par une conscience fédéraliste de plus en plus impérieuse, fort du magistère idéologique et moral que lui avaient procuré ses fonctions de commissaire au Plan, il choisit de vivre un irrévocable destin personnel : celui de Père de l’Europe.
Depuis l’apparition euphorisante sur le Vieux Continent, en 1919, du président Wilson, des rêves d’unité s’étaient répandus çà et là. Ainsi quelques-uns disaient préférer, à la forme particulière de l’économique, une forme collective, concertée, et méditaient d’abolir le moi national en faveur d’un Grand Tout. Exemple significatif, un bizarre et hardi prophète, Richard Coudenove-Kalergi, fils d’un diplomate austro-hongrois d’ancienne noblesse et d’une Japonaise, également d’origine aristocratique, transmet à la SDN, en 1925, un rapport qui plaide pour l’insertion future de notre continent au sein d’un espace planétaire standardisé – même s’il lui faudrait, ce dernier, souffrir l’étape intermédiaire des vastes blocs territoriaux. Fondateur du Mouvement paneuropéen, le comte Richard, toujours en 1925, publie par surcroît un livre aussi stupéfiant qu’inquiétant, Praktischer Idealismus. Sorte de prospective appliquée au Continent, il nous y montre les Européens de l’avenir, mélange des autochtones avec les migrants issus d’Afrique et d’Asie, et sans caractères spécifiques, reconnaître l’ascendant d’une élite dirigeante sélectionnée par eugénisme. Bien sûr, on s’interroge. Agiter ces visions métissolâtres, ces fantasmes d’ethnocide culturel, creuser la tombe des nations et des peuples historiques d’Occident, n’était-ce pas avoir une araignée au plafond ? En tout cas, c’était assez bon pour obtenir le prix Charlemagne (distinction qui honore les acteurs majeurs de la construction européenne et dont il sera en 1950, trois ans avant Jean Monnet, le premier récipiendaire). Et, au XXIe siècle, onction posthume, pour que son nom fût donné au nouveau prix bisannuel remis à un leader européen méritant, tels en 2010 la dame Merkel, impétrante hors ligne ; en 2012, moindre dans l’ordre des préséances, le sieur Van Rompuy, tous deux piliers de la société « ouverte », cosmopolite et libérale-libertaire.
LA « FABRIQUE DU CONSENTEMENT »
Mais revenons à Jean Monnet. La non-ratification (au seul parlement français) d’une Communauté européenne de défense (CED) établie par le traité du 27 mai 1952 l’avait fâché et conduit à quitter la Haute Autorité du charbon et de l’acier. Sévère mécompte que suivit, afin de pousser à la relance du processus fédéraliste, la fondation du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, outil d’influence destiné à pénétrer les milieux officiels et, envers les masses, rodé à la « fabrique du consentement ». Quoi qu’il en soit, ranimé dès 1955, ou plutôt envisagé selon des critères pesés et calculés, le débat sur les problèmes européens, lorsque des négociations s’ouvrirent, devait effacer l’échec de la CED et aboutir, le 25 mars 1957, aux traités de Rome portant création de la Communauté économique européenne ou Marché commun et de l’Euratom (attachée à la formation et au développement des industries nucléaires). Au total, l’Inspirateur, praticien éprouvé de la contrainte externe, sortit gagnant du match.
La sonore intronisation, le 1er juin 1958, de Charles de Gaulle, marquée par le rapide abaissement, en conformité avec les récents traités, des barrières douanières, et bientôt par la mise en œuvre de la politique agricole commune, ne pouvait signifier un quelconque oubli du primat de l’État-nation, ni un quelconque escamotage de la souveraineté française. Et sa décision, en 1965, de suspendre, plusieurs mois durant, notre présence au Conseil des ministres de la CEE, en administra la preuve. D’ailleurs, au début de 1966, avec le compromis de Luxembourg, sera maintenu le vote à l’unanimité, au cas où un pays s’estimerait menacé dans ses « intérêts vitaux ». Bouclier opportun et fragile ! Que vont rompre les années 1970 et 1980, propices au renforcement du principe supranational.
Déjà affermi, au temps du Général, par la fusion des exécutifs de la Ceca, de la CEE et de l’Euratom, augmenté, en 1973, du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark, le groupe des Six, et dorénavant des Neuf, en institutionnalisant les sommets européens, en délaissant la garantie défensive de l’unanimité au profit du vote des « directives » à la « majorité qualifiée », en faisant élire l’Assemblée de Strasbourg (à dater de 1979) au suffrage universel direct, jeta les bases d’une évolution spectaculaire et continue. Songeons à l’Acte unique de 1986, ou encore au traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er novembre 1993, par lequel la CEE se transformera en Union européenne, organisme de nature technique investi de compétences politiques croissantes, et gonflé à l’heure actuelle de vingt-huit membres.
Un passionné logicien, Julien Benda, soutenait que l’Europe, si elle arrivait, serait une idée, « aimée en tant qu’idée » (donc exclusive de la fidélité des nations à leurs personnalités respectives, chères – ces personnalités – à « tous les sectaires du pittoresque »), que, dès lors, l’abstrait l’emporterait heureusement sur le concret (3). En sommes-nous là ? Devrons-nous, au bout du compte, nous défaire de nos traits singuliers, de nos cultures, voire de nos langues ? Devrons-nous accepter de nous dessaisir d’une indépendance supposée encombrante et désuète ? Devrons-nous, dociles aux pressions technocratiques, soumis aux sphères de décision anonymes, comme les banques ou les marchés, nous résoudre, après le préambule européiste, aux engloutissements atlantiste et mondialiste ? Questions cruciales.
Michel Toda
(1) Bruno Riondel, Cet étrange Monsieur Monnet, l’Artilleur, 2017, 576 pages, 23 €.
(2) Journal de l’Europe, Éditions du Cheval Ailé, 1947.
(3) Discours à la nation européenne, Librairie Gallimard, 1933.
© LA NEF n°294 Juillet-août 2017