Le concept de droitisation vient de la gauche, et plus exactement, de la gauche politiquement correcte, qui prétend exercer sur l’espace public l’empire du bien. Il apparaît dans l’histoire intellectuelle de la gauche comme une nouvelle manière de stigmatiser le conservatisme, de disqualifier fondamentalement ceux qui ne se reconnaissent pas dans la philosophie progressiste dominante. La droitisation représente une manière de nommer une dissidence affichée avec le consensus progressiste hérité de Mai 68, et qui se retrouve au pouvoir dans la plupart des sociétés occidentales, notamment à travers son emprise sur les médias, l’université et les grands pouvoirs technocratiques.
Posons la question : quels sont les contenus de ce consensus progressiste auquel il n’est plus permis de se dérober ? De quelles valeurs fondamentales la droite s’éloignerait-elle en se droitisant ? Ce consensus est en général multiculturaliste, européiste et droit-de-l’hommiste. Il valorise la déconstruction de l’identité nationale au nom du multiculturalisme (ceux qui s’y opposent sont accusés de xénophobie), la dissolution de la souveraineté nationale au nom de la construction européenne et de la gouvernance globale (ceux qui s’y opposent sont accusés d’europhobie) et l’assimilation de toutes les revendications identitaires et sociales au nom des « droits de l’homme » (ceux qui ont des réserves envers la déconstruction des valeurs traditionnelles sont accusés de repli sur soi et d’entretenir la « peur de l’autre »). En quelques mots, on peut dire qu’il s’agit d’un consensus fondé sur ce que plusieurs ont appelé avec raison l’idéologie soixante-huitarde.
Plus largement, et pour reprendre les termes d’une étude de la Fondation Terra Nova (une étude qui prétendait définir une nouvelle stratégie pour la gauche européenne), devant le constat maintes fois répété du conservatisme indéracinable des classes populaires, il prétend représenter le camp de la « société ouverte » contre les nostalgiques de la « société fermée ». La gauche représenterait le progrès, la droite la réaction. La première représenterait une société inclusive, la seconde, une société exclusive. […]
Mais s’il y a une gauche, il faut, au moins théoriquement, qu’il y ait une droite. À partir de ce logiciel, le clergé politiquement correct se permet de distinguer les droitiers respectables et ceux qui ne le sont pas – elle se choisit donc l’adversaire qui lui convient, et l’ennemi qui lui sert de repoussoir. Elle distingue ceux dont le désaccord politique masque un ralliement au système idéologique dominant (par prudence ou par conviction) et ceux dont le désaccord politique se double d’un désaccord idéologique, d’une non-adhésion à la philosophie progressiste. Quels sont les droitiers respectables ? En gros, ceux qui se couchent devant elle, et ceux qui cherchent à convertir la droite au progressisme. Ceux qui, au sein de leur propre camp, reprennent sans cesse l’appel à la « modernisation » de la droite, à son ralliement à la modernité, qu’elle devrait devancer, qu’elle devrait embrasser. […] À cette condition, la droite sera admise comme un interlocuteur légitime dans le débat public. Si elle ne le fait pas, on se demandera si sa présence dans l’espace public ne compromet pas la démocratie. Ne compromet-elle pas alors les « valeurs de la République » ? […]
LA TRAHISON DU GAULLISME
Le gaullisme historique était un national-conservatisme (je n’utilise pas ici le mot nationalisme, qui a une connotation très particulière en Europe) ou un conservatisme national si on préfère. Ceux qui s’en réclament aujourd’hui se réclament frauduleusement de la mémoire du général de Gaulle pour endosser des thèses et des idées qui l’auraient révulsé. Ils se sont inventé un gaullisme imaginaire et fantasmatique qui est devenu la façade idéologique et mémorielle d’un renoncement à tout conservatisme français. Leur gaullisme rêve une France multiculturelle sans racines chrétiennes, une France européenne calmement détachée de sa souveraineté, une France socialisante avec un État indifférent à son endettement maladif, une France strictement républicaine étrangère à son identité historique qui ne se résume pas à des valeurs abstraites et qui est portée par un peuple français. […]
Le gaullisme historique, pour peu qu’on ne déforme pas trop l’histoire, reposait sur une sacralisation de la nation, qu’il ne définissait pas exclusivement, d’ailleurs, dans les seuls paramètres républicains. Le gaullisme de 1958 marque en fait une réconciliation de la forme républicaine avec la continuité nationale de la France. La nation, chez de Gaulle, était moins une communauté de valeurs qu’une communauté d’histoire et de culture prenant forme politiquement à travers l’État, dont on conservait jalousement la souveraineté.
Cette vision des choses fut contestée sévèrement dans la dynamique de Mai 68, qui représente, avec le renversement des valeurs qu’elle a opéré, l’authentique rupture idéologique de la France contemporaine. La société de consommation naissante, la libéralisation des mœurs, la désacralisation de l’État, la fascination pour les marges identitaires, contribuèrent à une disqualification de l’idée de nation, et plus encore, à une disqualification de la vision traditionnelle de la nation, qui n’était pas réductible à un grand pacte contractualiste moderne (et bientôt postmoderne). Parce qu’elle craignait sa disqualification historique et sociologique, la droite française commencera alors une entreprise de « modernisation », qui l’entraînera à se vider de son substrat conservateur. Depuis le septennat de Giscard (1974-1981), en fait, la droite a renoncé à ce qu’on pourrait appeler la synthèse gaullienne, faite de patriotisme tragique, de conservatisme et de dirigisme libéral. À partir des années 1970, la droite s’est convaincue qu’elle devait être plus progressiste que la gauche. Qu’elle devait devenir le grand parti de la « modernité ». Elle devait s’approprier l’héritage de Mai 68 et le transposer dans le droit au nom de la décrispation des mœurs et de la culture.
LA DROITE, PARTI GESTIONNAIRE
La droite française se désubstantialisera peu à peu, et devant le socialisme qu’elle accusait d’irréalisme, elle deviendra le parti gestionnaire par excellence, seulement occupé à privilégier la croissance dans le cadre de la construction de l’Europe et de l’ouverture des marchés. La droite renonçait à une vision tragique de l’histoire pour développer une mentalité gestionnaire, qui offrait une réponse finalement faible aux exigences historico-existentielles normalement investies dans le politique. Cette modernisation progressiste de la droite la transformera du tout au tout, au fil du temps. […]
La droite classique abandonnait un espace politique que l’on pourrait associer au « conservatisme populaire » que le Front National parviendra à occuper dès le milieu des années 1980, en réhabilitant, dans une forme de populisme conservateur, la fonction conservatrice du politique (cet abandon sera marqué symboliquement avec le ralliement du RPR chiraquien à Maastricht). La chose mérite d’être nommé : ce n’est pas à partir de son propre programme que le FN parviendra à prospérer, mais en récupérant peu à peu les pans de programme abandonnés par ses adversaires (la protection identitaire sacrifiée par la droite, et plus récemment, la protection sociale sacrifiée par la gauche). Ce qu’on appelle les « thèmes du Front National » sont des thèmes qui étaient traditionnellement ceux de la droite classique (et sous Marine Le Pen, de la gauche jacobine, chevènementiste) et qui reviennent à l’avant-plan, par ailleurs, avec la crise de la mondialisation, de l’intégration européenne, du multiculturalisme et du relativisme moral hérité de Mai 68. Le FN n’était fort que des faiblesses de la droite, d’autant plus qu’il en vint à occuper la fonction tribunitienne dans une société où le peuple, culturellement conservateur, se sentait abandonné par les élites, très majoritairement ralliées au grand mythe de la mondialisation libertaire et diversitaire. […]
Loin d’être problématique, la décomplexion du conservatisme pourrait représenter, à terme, le salut de la droite française, si elle entend se refonder dans un contexte politique qui laisse deviner une nouvelle période historique, où l’offre politico-idéologique est appelée à se recomposer à moyen terme autour des questions générées par la crise de la mondialisation, de l’Europe, de l’endettement public et du multiculturalisme. […] La dissolution de la civilisation européenne dans l’européisme multiculturel et libertaire post-moderne exige autre chose qu’une pensée gestionnaire pour ressaisir les nations, pour leur permettre de renaître.
Si l’enjeu historique des années à venir n’est pas simplement la gestion d’une France provincialisée dans une Europe prête à faire le saut fédéral, d’un espace France aux communautés atomisées vouées à un vivre-ensemble procédural sous le signe des droits de l’homme et du marché, mais bien plutôt de maintenir la France comme acteur historique et politique, ce qui passera inévitablement par une restauration de sa souveraineté et une revitalisation de son identité historique, la droite ne pourra faire l’économie de sa réconciliation avec le conservatisme. De ce point de vue, ce qu’on appelle inexactement la droitisation n’est peut-être que l’autre nom de la renaissance d’un conservatisme français héritier du gaullisme historique, qui a représenté la dernière tentative politique, doit-on le rappeler, de mener pour la France une politique à la hauteur de sa vocation nationale.
Mathieu Bock-Côté
Ce texte est extrait du livre de Mathieu Bock-Côté, Exercices politiques, édité en 2013 par VLB Éditeur à Montréal (Canada), et tiré du chapitre « La droitisation en procès : à propos de la censure du conservatisme français ». Nous remercions vivement Mathieu Bock-Côté et son éditeur de nous avoir autorisés à publier ce texte inédit en France.
© LA NEF n°293 Juin 2017