Le vocabulaire politique est plein d’écueils et d’embûches. Le mot conservatisme en est un exemple, il est tiraillé aujourd’hui entre différentes significations : le conservatisme qu’incarnent de Maistre et de Bonald se distingue fortement de celui du parti de Mme Theresa May ou du néo-conservatisme américain. La différence centrale est celle-ci : le premier est fondamentalement anti-moderne tandis que les seconds ne mettent plus en question les premiers principes de la modernité libérale (l’égalité de droit, les libertés publiques). Le conservatisme contemporain est en fait un libéralisme conservateur. Mais s’opposer à l’usage a des coûts, c’est pourquoi on tiendra pour équivalents « conservatisme moderne » et « libéralisme conservateur ».
LA RÉACTION CONSERVATRICE
La doctrine conservatrice est née contre-révolutionnaire. Les Pères fondateurs du conservatisme (Burke d’abord et puis Maistre et Bonald) ne condamnent pas seulement les pratiques de la Révolution française, ils récusent dès l’origine les principes dont elle se réclame. Les Lumières, les Droits de l’homme, autant d’illusions ou de prétextes qui sont contraires à la nature de l’homme moral et social. L’argumentation se ramène à trois critiques fondamentales :
1/ Une critique épistémologique : les révolutionnaires se montent la tête, ils ne prennent pas la mesure des limites de la raison humaine. Faire table rase pour reconstruire à neuf est une entreprise insensée. La sage raison indique un chemin tout différent : faire crédit à ce savoir que l’expérience et le temps ont engrangé dans les us et coutumes. La tradition est bonne parce qu’elle est le fruit d’un processus qui procède par essais et erreurs (elle est à la fois sélection et transmission) et parce qu’elle s’adapte aux caractères particuliers de chaque peuple. « L’individu est sot […], mais l’espèce est sage » (Burke).
2/ Une critique sociologique : la bonne société n’est pas un simple agrégat d’individus, elle est une communauté vivante et ordonnée. L’individualisme moderne dénoue les véritables liens sociaux qui sont des « liens d’attachement » (Southey) au profit de relations impersonnelles et utilitaires. Les attaches solides sont celles qui se créent au sein des communautés, autrement dit celles qui unissent les parents et leurs enfants, les fidèles à l’Église, les paysans à leurs villages, les Français ou les Anglais à leur patrie… Fonder la société sur de simples règles du jeu, c’est bâtir sur du sable.
3/ Une critique politique : le juste pouvoir est extérieur aux individus. La démocratie viole l’inégalité qui est dans la nature même et elle sape la véritable autorité politique qui doit contenir, maîtriser les passions humaines. La politique a une dimension morale. Comment le pouvoir pourrait-il jouer ce rôle si son principe de légitimité ne le rendait pas indépendant des volontés des individus ? En fin de compte, l’homme s’insère dans un Ordre créé, il doit se soumettre à la nature des choses en même temps qu’à la sagesse de la tradition.
LES FAIBLESSES DU CONSERVATISME CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE
Pour l’essentiel, ces faiblesses sont, semble-t-il, celles-ci :
1/ Les contre-révolutionnaires ou conservateurs européens ont fait l’éloge de la tradition, opposée à l’universalisme abstrait des Lumières, mais ils n’ont jamais défendu que certaines traditions, celles de la vieille Europe. Un temps sans doute, ce traditionalisme a fait leur force – ils pouvaient s’appuyer sur une longue histoire contre ceux qui la dévoyaient – mais à partir du moment où l’histoire prenait durablement un nouveau chemin, ils butaient sur une difficulté. Comment plaider l’histoire contre l’histoire ? Comment se réclamer de la tradition et récuser celles qui se formaient et se développaient au sein des régimes modernes ? Les contre-révolutionnaires ont été amenés à mutiler l’histoire et à figer la tradition. A cela s’ajoute que le traditionalisme conduit logiquement à un relativisme culturel qu’il est difficile de concilier avec ce que croient par ailleurs les conservateurs : faut-il, au nom du respect des traditions, mettre sur le même plan pratique barbares et pratiques civilisées ? Les vieux Romains qui s’opposaient au christianisme au nom de la religion traditionnelle avaient-ils raison ? La tradition n’a jamais de vertus que conditionnelles.
2/ La théorie, disent les contre-révolutionnaires, ne vaut pas une heure de peine. Les hommes peuvent se diriger au détail, c’est-à-dire dans les affaires précises et concrètes, ils sont impuissants à penser l’ordre politique et social comme un tout. Les choses sont compliquées, elles sont variables, ceux qui veulent tout réformer sur la base de principes abstraits sont des sots. Cependant, l’expérience politique moderne ne dit pas que cela : elle dit sans nul doute les conséquences funestes d’une Raison idéologique qui se prend pour la Providence et méconnaît la nature et la condition humaines ; mais elle dit aussi le succès, de son point de vue, de la modernité libérale dans sa version modérée. Les Pères fondateurs du libéralisme avaient promis l’égalité de droit, la liberté et le confort pour tous. En gros, ces promesses ont été tenues. Après une longue période de résistance, l’Église catholique a pris acte de certains progrès : « Il est certainement vrai qu’un sens plus aigu de la dignité et du caractère unique de la personne humaine aussi bien que du respect dû au cheminement de la conscience individuelle constitue un gain réel de la culture moderne » (Jean Paul II, Veritatis Splendor).
Mais il y a autre chose. La modernité libérale n’est pas d’un seul tenant. Si d’un côté elle est davantage conforme à la nature, d’un autre elle s’en éloigne à grands pas. Face à cette évolution, toute une part de la critique conservatrice reprend ses droits.
SUR L’HÉRITAGE DU CONSERVATISME
Notre modernité libérale s’éloigne de la nature en vidant ses propres principes – l’égalité, la démocratie, les droits de l’homme – de toute substance. Pourquoi les droits de l’homme ? Non pas en raison d’une nature commune, mais parce que les volontés individuelles sont reines. Pourquoi l’égalité ? Non pas parce que le fait d’être homme a un sens mais parce que l’humanité de l’homme se réduit à sa liberté indéterminée. Les individus sont autonomes, ils sont souverains. Ces principes sont devenus quasi officiels depuis la révolution morale des années 1960 et ils déroulent leur logique. Contre ces principes et leurs conséquences, la pensée contre-révolutionnaire offre des antidotes :
1/ Le mythe de l’autonomie : l’homme de la modernité radicale, l’homme parfaitement autonome, est une fiction. Les contre-révolutionnaires français, après Aristote et saint Thomas, après Burke, n’ont cessé d’insister avec des arguments difficiles à réfuter sur la dimension sociale de l’existence humaine : l’homme ne se fait pas tout seul, il reçoit des autres (ses proches, ses contemporains, les générations passées) bien davantage qu’il ne donne ; l’homme ne vit pas tout seul, il a profondément, fondamentalement, besoin des autres parce qu’il est un être de relation. L’autonomie pleine et entière est un rêve et un rêve pernicieux. La conséquence est celle-ci : au sein de la société moderne, les liens forts entre les hommes se défont au profit de liens faibles. La critique sociologique des conservateurs n’a jamais été aussi pertinente.
2/ Le mythe de la solution : l’une des grandes illusions de notre modernité radicale est celle du système providentiel. Les hommes sont innocents quelles que soient leurs conduites, les procédures suffisent, les solutions suivent. Le système (l’organisation politique, les mécanismes sociaux, les techniques pédagogiques…) dispense les acteurs de toute obligation substantielle. Contre cette forme d’utopie, la pensée contre-révolutionnaire rappelle des vérités simples et essentielles : que, s’il est des systèmes pervers, il n’est pas de système providentiel, qu’on ne peut obtenir le Bien sans demander aux acteurs de bien se conduire, que les mœurs comptent et qu’il faut du temps pour faire de bonnes mœurs. La politique ne se réduit pas à une mécanique.
Dans cette perspective, celui qui, au sein de la pensée contre-révolutionnaire, a le mieux éclairé les limites de toute solution en politique est Edmund Burke. La politique, dit-il, a toujours quelque chose du bricolage. Elle n’aboutit au mieux qu’à des points d’équilibre parce que les fins sociales se limitent mutuellement.
3/ Les dangers de l’abstraction : la pensée moderne s’égare dans les « nuées », disent les contre-révolutionnaires, elle ampute l’homme réel, l’homme en chair et en os. D’un côté, elle découpe le sujet humain en rôles sociaux – le consommateur, le sujet de droit, le malade… – et par là s’engage dans des logiques qui ignorent l’homme comme un tout (l’économisme, le technicisme…). D’un autre côté, l’abstraction moderne tend à tout niveler au nom du sacro-saint principe d’égalité. Les différences vitales s’effacent, la qualité perd ses droits. La difficulté consiste à penser à la fois l’égalité et les inégalités. Là encore, il faut tâtonner à la recherche d’un point d’équilibre.
Récapitulons. La pensée contre-révolutionnaire a pour défaut de rejeter en bloc tout le monde moderne. L’erreur symétrique consiste à rejeter en bloc toute la pensée contre-révolutionnaire. Il faut distinguer, il faut autant que possible faire le bon tri : au sein de la modernité, au sein de la pensée contre-révolutionnaire. Plus précisément, il s’agit de combiner :
– Le rejet du traditionalisme inconditionnel mais aussi celui du constructivisme radical. Autrement dit : le temps n’a pas nécessairement raison mais il y a des choses que seul le temps peut faire ; la raison politique et sociale n’est pas providentielle, elle n’est pas non plus infirme.
– L’adhésion à l’égalité moderne en tant qu’elle est la reconnaissance de l’honneur d’être homme que partage tout être humain, mais le rejet de l’égalité moderne en tant qu’elle est fondée sur une liberté indéterminée. Il y a une dignité, pour une part mystérieuse, propre à l’être humain en tant que tel, mais il n’en résulte pas que toutes les conduites se valent.
– Le rejet de la souveraineté de l’individu mais l’affirmation des droits de la conscience : l’homme n’est pas, ne saurait être pleinement autonome, il ne s’ensuit pas que les communautés aient permission d’être oppressives.
Autrement dit, la bonne formule ou la moins mauvaise est peut-être celle d’un libéralisme conservateur ou, si l’on veut, d’un conservatisme moderne. En tout cas elle ne peut être qu’une formule mixte, et elle doit tenir compte des singularités historiques. Burke et davantage encore Tocqueville ont toujours beaucoup à nous apprendre.
Philippe Bénéton
© LA NEF n°293 Juin 2017