Philosophe, membre de l’Institut, Chantal Delsol trace un profond sillon avec une œuvre de grande ampleur sur les dérives de notre postmodernité. Son dernier ouvrage – une approche remarquable de l’enfance et de l’éducation – a été l’occasion de la rencontrer et d’aborder avec elle ses thèmes de prédilection, objet de ses derniers écrits.
La Nef – Vous consacrez un essai à « la philosophie de l’enfance » : pourquoi cette réflexion, quel en est le but ?
Chantal Delsol – Il y a longtemps que je voulais réfléchir là-dessus. Après tout, l’éducation des enfants est le seul domaine de la vie dans lequel j’ai une véritable expérience. Et en principe on philosophe sur l’objet de son expérience. Une philosophe mère de famille nombreuse devrait avoir quelques idées sensées sur ce qu’est l’enfance. De plus, je suis effarée par les présupposés idéologiques et idéalistes qui circulent partout là-dessus – venant en général de gens qui n’ont jamais vu d’enfant. Nous ne sommes pas sortis des erreurs de Rousseau.
« La famille stable constitue le meilleur contexte de l’enfance », écrivez-vous (p. 205) : pourriez-vous développer cette idée et comment la concrétiser dans le contexte présent du rejet de toute contrainte, notamment celle de l’engagement dans la durée ?
L’idée principale de ce livre, d’où le titre : l’enfance est une aventure, risquée et sans recette. En effet, il s’agit non pas seulement de faire de l’enfant un adulte (pour cela, il suffit d’attendre que la biologie fasse sont œuvre), mais d’en faire un adulte intellectuellement et spirituellement, autrement dit un humain responsable de lui-même, de ses œuvres, et de ses communautés d’appartenance. Cet apprentissage est plein de risques, car on ne sait jamais jusqu’où on peut aller, et pourtant, il faut aller – le principe de précaution n’existe pas ici. L’enfance est un passage au-dessus des gouffres, car les éducateurs sont constamment obligés de parier les yeux fermés : on ne sait pas qui est l’enfant, de quoi il est vraiment capable, ce à quoi il aura envie de se vouer, et pourtant il faut faire comme si on le savait.
C’est en raison de cette instabilité constitutive que l’enfant a besoin, pour grandir, d’un milieu stable, constitué par un père et une mère qui réfléchissent en harmonie. Il faut ajouter que l’enfant doit pouvoir faire sien le monde qui l’entoure, et ce n’est pas là apprendre par cœur une leçon, mais contempler le monde et le méditer indéfiniment. L’enfant est un contemplateur. Pour cela, il faut la paix, la stabilité, la confiance.
Venons-en à vos précédents livres : L’âge du renoncement, Les pierres d’angle et La haine du monde forment comme un triptyque sur un même fil conducteur sur notre modernité tardive : comment le résumeriez-vous ?
En effet, il s’agit bien d’un triptyque. L’âge du renoncement est pour moi le plus important. J’ai tenté de montrer là qu’en abandonnant la chrétienté, nous sommes tout simplement en train de retourner au paganisme courant que j’appelle « la soupe primordiale de l’humanité » ou « la culture naturelle ». Par exemple, le « droit des animaux » ou la réduction du corps à la physico-chimie, c’est la récusation de l’humanisme : la gouvernance par consensus, c’est la récusation de la conscience personnelle qui fait la démocratie ; les théories des catastrophes, traduisent la récusation du temps fléché typiquement judéo-chrétien, etc. L’élaboration du judéo-christianisme a été une révolution par rapport à toutes les autres cultures dans le temps et l’espace, et il est possible que cette nouveauté ait été trop exigeante à tenir.
Puis mes lecteurs m’ont accusée de pessimisme. Beaucoup m’ont dit : à vous entendre nous sommes morts, tout est perdu. Si vous croyez encore en l’espérance, écrivez la suite. D’où Les pierres d’angle. Ici il s’agit de défendre la thèse suivante : nous sommes en train de nous débarrasser de nos principes premiers pour devenir païens (thème de L’âge du renoncement), mais il se trouve que nous tenons avec ferveur aux conséquences de ces principes mêmes que nous sommes en train d’abandonner. Un seul exemple : nous répétons que l’être humain n’est que de la physico-chimie, mais la seule certitude morale absolue que nous ayons est le refus de la Shoah – la certitude qu’on ne peut pas traiter des humains comme de la viande. Cette contradiction concerne tous les domaines : nous voulons anéantir la démocratie dans la gouvernance consensuelle, mais nous tenons par-dessus tout à la liberté de conscience. Cela est un signe d’espérance : si nous tenons aux fruits de cette culture que nous sommes en train d’abandonner, peut-être déciderons-nous de la sauver.
Enfin, La haine du monde veut montrer que le moment contemporain, en même temps qu’un retour au paganisme, est une poursuite des idéaux totalitaires mais sans l’arme de la terreur, avec la seule arme de la dérision. Les Occidentaux d’aujourd’hui, qui se sont débarrassés de leurs religions et ont été déçus par les idéologies, ne peuvent plus assumer l’imperfection du monde humain.
Vous montrez dans ces livres la tension entre l’émancipation et l’enracinement : comment se manifeste-t-elle et comment situez-vous votre analyse par rapport à celle de Christophe Guilluy entre la « France d’en haut » avide d’émancipation de toutes sortes et la « France périphérique » soucieuse d’enracinement et d’identité ?
Cette tension est pour moi essentielle et j’en ai parlé dans plusieurs ouvrages, notamment dans Le populisme et dans Qu’est-ce que l’homme ? Bien sûr les thèses de Christophe Guilluy entrent dans ce débat. Si l’on admet que l’histoire de l’homme consiste à marcher à la fois vers l’émancipation et vers l’union des cœurs (les deux allant ensemble : l’émancipation des esclaves permet aux races diverses de vivre ensemble) ; et si l’on admet que les hommes ont besoin d’enracinement dans leurs particularités pour simplement exister (je ne peux parler que dans une langue particulière) ; alors on voit bien que la volonté d’émancipation dépend de la sortie de soi et de la possibilité de relativiser ses particularités. Et cela advient aux voyageurs de toutes sortes (dans l’espace, oui, mais aussi dans les cultures). Partout les pays du bord de mer cherchent l’émancipation pendant que les pays des centres cherchent l’enracinement (voyez les États rouges et les États bleus aux États-Unis). Sur le plan social, les élites cosmopolites veulent l’émancipation, pendant que les populations à faible mobilité n’ont que leur enracinement et le défendent avec force.
L’émancipation est à l’origine un mouvement naturel et légitime : comment en est-il venu à prétendre s’affranchir de toutes les limites – transcendante, naturelle, morale, culturelle –, que ce soit dans les domaines anthropologique, sociétal, économique, écologique… ?
C’est le mouvement même de la grande révolution des Lumières, surtout version française. L’émancipation, qui est le fait du judéo-christianisme (seule religion dont le temps est fléché et donc porte le progrès), s’exonère de la religion qui, par son anthropologie, lui traçait ses limites. Dès lors tout devient possible. C’est le début de l’âge des totalitarismes, dont nous ne sommes pas sortis, puisque, même sans utiliser la terreur, nous croyons encore que tout est possible.
Qu’est-ce qui peut aujourd’hui redonner le sens des limites, et notamment des limites à la liberté ? Quels liens faites-vous entre cette question et les notions de vérité et de bien peu prisées aujourd’hui ?
Nous ne pouvons retrouver le sens des limites que si nous cessons de nous croire le centre et le départ de tout. Et ce sont les religions qui ramènent l’esprit humain à son humilité. Prenons une phrase connue de tous et exhibée partout : « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Voici une phrase de la toute-puissance, et donc en même temps de la jungle. Elle exprime bien la folie de l’illimité. Car nos limites ne sont pas seulement extérieures, mais d’abord intérieures : il existe une anthropologie, un discours vrai sur l’homme, qui manifeste ce qui est naturellement bon ou mauvais pour moi. Le problème est que ce discours a été longtemps trop dogmatique et figé, et c’est sans doute pourquoi les modernes s’en sont débarrassés. Il doit revenir sous forme de questionnement.
Seule l’humilité peut rendre le sens des limites. Je crains que l’humilité n’advienne qu’aux croyants
Vous insistez sur la notion de « temps fléché » propre au christianisme qui a été un bouleversement : en quoi précisément et en quoi cette approche est-elle aujourd’hui remise en cause, avec quelles conséquences ?
Le judéo-christianisme (car tout commence avec l’advenue de Dieu dans le désert) ne voit plus le temps comme une indéfinie ré-volution, et en cela rompt avec toutes les cultures précédentes. L’advenue de Dieu dans le désert, et de même la naissance et la mort du Christ, sont des événements : des faits qui ne se produisent qu’une fois – chose impossible dans le temps circulaire. Le temps fléché indique que l’on va quelque part où l’on n’est jamais allé : vers le Salut, vers le progrès. L’intense amélioration qui est l’espoir de l’Occident, aussi d’un point de vue simplement terrestre (l’indéfectible attachement à toutes les œuvres de développement humain comme les écoles, les asiles de charité, la création des hôtels-dieu, l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle), tout cela vient du christianisme, et ne peut avoir un sens que dans le temps fléché. Celui-ci est aujourd’hui pour une part remis en cause (et cela fait partie du retour du paganisme), avec la déception face au progrès, les théories des catastrophes qui réinstaurent le vieux mythe du combat (le temps du monde oscille de l’ordre au chaos et retour).
Vous avez écrit aussi sur la subsidiarité, sujet qui vous est cher : comment l’appliquer politiquement et notamment sur la question européenne ?
Les gouvernants européens ne veulent pas de la subsidiarité. J’ai pu le constater directement. Ils utilisent le mot pour se donner un air libéral mais ils en ont fait un concept jacobin. Ils sont l’inverse : des technocrates, qui pensent que la politique est une science, qu’il faut laisser entre les mains des sachants. Le principe de subsidiarité exige au contraire de croire que le bon sens et le sens moral de chacun réussissent mieux à prendre les décisions politiques : ici la politique est un art à la fois pragmatique et moral. Il ne faut donc pas imaginer une seconde que la subsidiarité sera appliquée par les instances européennes contemporaines.
Vous connaissez bien les pays d’Europe de l’Est : comment analysez-vous leur situation et que peuvent-ils nous apporter, en quoi peuvent-ils contribuer à faire évoluer l’Europe ?
Ils pourraient nous apporter beaucoup si nous n’étions pas trop prétentieux pour les écouter ou même pour les regarder. Ce sont des pays héritiers du christianisme et des Lumières comme nous, mais les souffrances de l’histoire leur ont appris le sens des limites. Ainsi beaucoup d’excès leur sont-ils épargnés. Et leur compréhension du monde n’est pas manichéenne comme la nôtre, parce qu’ils connaissent le poids de l’histoire. À côté d’eux, nous sommes des enfants gâtés aptes à donner des leçons moralisatrices et croyant que le ton vertueux suffit à la vertu.
Vous avez écrit un essai sur le populisme qui « serait le sobriquet par lequel les démocraties perverties dissimuleraient vertueusement leur mépris pour le pluralisme », écrivez-vous (p. 264) : la démocratie serait-elle en danger et comment voyez-vous l’avenir de ce côté-là ?
Je pense que les mouvements dits populistes sont des courants qui réclament davantage d’enracinement, et jugent que l’émancipation est allée trop loin. L’ostracisme qui les frappe traduit un refus de l’élite émancipée de débattre avec des courants contraires. Je considère que la démocratie est récusée quand on dresse un cordon sanitaire autour des partis dits populistes, au lieu de débattre avec eux. La situation du deuxième tour des élections présidentielles françaises, tout récemment, est un exemple typique de déni de démocratie : deux candidats, dont l’un est considéré, traité, décrit, comme l’ennemi public, à ce point que des voix institutionnelles réclament qu’on l’abatte. Une situation ne peut pas être plus anti-démocratique.
Dans Les pierres d’angles, vous écrivez : « il est puéril de prétendre à un désastre objectif présent : c’est une impression d’enfant gâté, qui ne supporte plus rien » (p. 167). Les choses ne vont donc pas si mal et sur quoi vous appuyez-vous pour l’affirmer ?
Il s’agissait des générations qui ne veulent pas avoir d’enfant « pour les jeter dans un monde pareil ». Je pense au contraire que si l’on regarde l’Occident d’aujourd’hui, on n’a jamais aussi bien vécu sur la terre. Depuis 70 ans nous ne connaissons ni la guerre, ni la dictature ni la pénurie. Croire que c’est la pire des époques, c’est nous comparer à la perfection, et donc ne pas accepter la finitude. C’est pourquoi je parle d’enfants gâtés.
L’agitation frénétique qui gagne mes contemporains face aux catastrophes climatiques et autres, me paraît déplacée. L’humanité en a connu d’autres. Si des espèces disparaissent, d’autres apparaissent. Si des côtes sont englouties, l’homme est assez malin pour se déplacer ailleurs et s’habituer à autre chose. Je trouve toute cette hystérie ridicule. Il faut que nous fassions tout, par exemple, pour cesser d’abîmer la terre. Mais le fait même de penser que nous allons ainsi changer le climat dans l’autre sens, est encore une forme de l’hubris.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Chantal Delsol : bibliographie sélective
– Qu’est-ce que l’homme ? Cours familier d’anthropologie, Cerf, 2008, 200 pages, 23 €.
– L’âge du renoncement, Cerf, 2011, 300 pages, 22 €.
– Les pierres d’angle. À quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, 260 pages, 23 €.
– Le populisme. Les demeurés de l’histoire, Éditions du Rocher, 2015, 268 pages, 17,90 €.
– La haine du monde. Totalitarismes et postmodernité, Cerf, 2016, 240 pages, 19 €.
– Un personnage d’aventure. Petite philosophie de l’enfance, Cerf, 2017, 208 pages, 15 €.
© LA NEF n°294 Juillet-août 2017