Nous revenons ici sur le « phénomène Alvarez » qui a enthousiasmé les uns et agacé les autres. Mais à l’heure où le pédagogisme moderne qui sévit dans l’Éducation Nationale n’a que trop montré ses ravages, jugeons sur pièces.
Les mathématiques seraient-elles innées ? Âgé tout juste de quelques heures, le nouveau-né possède déjà en lui un sens et une vision approximative du nombre. Dur à croire, et cela a pourtant été vérifié expérimentalement par des chercheurs en neurologie (1). Pour ne donner qu’un exemple, après avoir écouté des suites de quatre ou douze sons identiques, des nouveau-nés ont été placés devant des panonceaux contenant quatre ou douze points. Devant l’œil ébahi des chercheurs, ces nouveau-nés fixaient bien plus longtemps le panonceau sur lequel figurait le nombre de point égal au nombre de sons écoutés. Cela ne veut pas dire que le bébé, dans sa boîte noire, se met à compter spontanément jusqu’à quatre ou jusqu’à douze, mais cela fait unanimement dire aux spécialistes de la cognition numérique que les nouveau-nés « possèdent des capacités et des intuitions mathématiques précoces profondes ».
Platon avait donc raison dans le Ménon : la leçon de géométrie de Socrate au jeune esclave est plutôt une leçon de l’enfant au maître : éduquer, ce n’est pas enseigner un contenu à un esprit, mais faire accoucher ce dernier de sa propre rationalité, de son logos inné. Vous serez encore plus surpris de savoir que, non contents d’être des mathématiciens, les bébés sont aussi des grammairiens ! En quinze minutes, à quatre mois, les bébés savent si une phrase, d’une langue jamais côtoyée auparavant, est syntaxiquement correcte ou non (2). Spécialiste en neurosciences cognitives, Judith Gervain précise : « Nous avons longtemps eu cette conception linéaire de l’apprentissage : les bébés apprennent d’abords les sons, puis ils comprennent les mots, puis les groupes de mots. Mais de récentes études ont montré que presque tout commence à se développer depuis le début. Les bébés se mettent à apprendre les règles grammaticales dès le départ. »
DES PRÉDISPOSITIONS BIOLOGIQUES
Pourquoi alors faut-il leur apprendre à lire ? Les bébés ont une grande prédisposition biologique du langage oral, et les mots forment des sons pour eux. Or, traditionnellement, lorsqu’on apprend à lire à un enfant, on lui apprend l’alphabet en prononçant « A », « Bé », « Cé », « Dé », etc. Cela n’a pas de sens pour lui, le nom de la lettre ne correspondant pas au son qu’elle produit. En revanche, en débutant sur les sons, en mettant de côté l’alphabet en lettres bâtons affiché au mur et les comptines répétitives qui vont avec, l’enfant entrera dans la lecture et dans l’écriture sans même s’en rendre compte. Il sera même étonné de voir un adulte passer près de lui et s’exclamer : « Mais tu sais lire ! » Sur ce point, Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste et neuroscientifique, est formel : « L’association entre le son et la lettre doit être explicite. »
Ainsi les idées de Platon et de Noam Chomsky sont confirmées : le langage est inné, l’enfant est prédisposé à lire et à écrire. Cela semble logique lorsqu’on sait que pour apprendre à lire, notre cerveau recycle une de ses parties destinées à la reconnaissance des visages et des objets. Or, pour associer un nom à une personne, il faut que le lien soit fait, qu’à tel objet soit associé tel son, il en va de même pour la lecture, puis l’écriture. L’enfant est donc un être plein à craquer de facteurs endogènes que nous connaissons trop mal et dont on brise les élans en les dirigeant souvent dans de mauvaises directions au lieu de les laisser se développer d’elles-mêmes. Faut-il dont commencer l’école au berceau ? Ou ne faudrait-il pas, au contraire, non pas imposer un système scolaire de plus en plus tôt, mais ordonner l’enseignement à ce que Céline Alvarez appelle dans son livre éponyme et succès de librairie « les lois naturelles de l’enfant » ? N’est-il pas temps de prendre au sérieux ce que les enfants savent potentiellement déjà, au lieu, avec méfiance, de continuellement le remettre en cause ?
DU NEUF AVEC DE L’ANCIEN
Céline Alvarez… On entend partout parler d’elle et sa photo trône aux devantures des libraires. Alvarez est devenue un phénomène, bien qu’elle soit la première à dire qu’elle ne fait que reprendre « un flambeau allumé au XVIIIe siècle par le médecin Jean Itard dont les travaux ont été repris et poursuivis par son disciple Edouard Seguin », ainsi que par Maria Montessori. Si on entend parler de Céline Alvarez, c’est donc peut-être parce qu’elle a su redonner une nouvelle jeunesse à ces grandes figures de l’éducation qui prenaient quelque peu la poussière, mais c’est également parce qu’elle a montré que la réussite n’était pas réservée aux enfants de cadres ou de professeurs. Après s’être penchée minutieusement sur les travaux de Montessori, enrichis des apports contemporains des connaissances scientifiques sur le développement humain et la linguistique, elle a eu l’intuition qu’« une démarche pédagogique fondée sur la connaissance du développement humain permettrait de réduire considérablement et rapidement le taux d’échec scolaire ».
Choquée par l’inefficacité d’un système scolaire qui fait sortir chaque année environ 300 000 élèves du CM2 avec de graves lacunes les empêchant de poursuivre une scolarité normale au collège, Céline Alvarez a obtenu, après avoir passé le concours des écoles, de tenter une expérience unique. De 2011 à 2014, dans une classe de maternelle de Gennevilliers en zone d’éducation prioritaire classée « plan violence », classe unique comprenant les sections petite, moyenne et grande, elle a pu reprendre la pédagogie de Maria Montessori née de la prise en charge d’enfants issus de milieux populaires défavorisés à partir de 1907 dans « La Casa dei Bambini ». Et ça marche, résultats chiffrés à l’appui. Quand on voit un enfant de moyenne maternelle lire de manière fluide, ou diviser 3940 par 250, on est interpellé. Appliquant la méthode Montessori, Alvarez a fait de ses élèves des êtres autonomes aux compétences exécutives fortes. Verdict de ces trois années ? Dès les sections moyennes et grandes de maternelle, des capacités de lecture et de calcul telles qu’attendues officiellement – mais trop souvent vainement – du CP au CE2 : « La plupart des enfants de 4 ans étaient entrés dans la lecture, dépassant le “niveau d’alerte” du CP. […] L’épreuve de décision numérique orale est réussie en totalité par les enfants de grande section de maternelle. Or cette épreuve est étalonnée pour des enfants de CE2. »
UNE PÉDAGOGIE ENVIRONNEMENTALE
Mais dans cette classe, on apprend aussi à laver le linge, s’occuper des plantes, développer son odorat, affiner son ouïe, etc. Tout cela nous montre combien le potentiel endogène de l’enfant est riche et combien il est important de le prendre en compte en le laissant aller à son rythme. Avec Montessori et Alvarez, nous voyons à quel point l’environnement joue un rôle puissant dans le développement cognitif de l’enfant, lequel doit être pensé « en termes d’écosystème favorable à l’épanouissement de son intelligence ». Montessori utilisait le mot italien « ambiante » pour dire la classe, littéralement : environnement. Comme le prouve justement Alvarez : « Aucun cours magistral, aucun enseignement ne peut entrer en compétition avec l’efficacité redoutable de l’environnement. »
Malgré la réussite de son projet aux résultats spectaculaires, il manquait quelque chose à Gennevilliers : la nature. Alvarez ne parle pas ici de trois platanes plantés dans le bitume, mais de véritables espaces naturels : « Offrons aux enfants de grands jardins dont ils peuvent prendre soin eux-mêmes et au sein desquels ils pourront observer les myriades de vie et d’insectes qu’ils abritent, récolter les fruits des arbres, entretenir des potagers, prendre soin des animaux et cohabiter avec eux. »
Si Alvarez écrit cette défense et illustration de la pédagogie naturelle, ce n’est pas pour que les parents se précipitent sur le matériel Montessori, mais pour susciter une prise de conscience collective de l’intelligence innée des enfants et la mise en place d’un environnement quotidien adapté à son épanouissement : qu’on leur offre enfin ce dont ils ont réellement besoin – à l’école comme à la maison.
Anne-Gersende Warluzel
(1) Izard, V., Sann C., Spelke, E.S, Stresi, A. (2009), « Newborn Infants Perceive Abstract Numbers », PNA, 106 (25), p.10382-10385.
(2) Cette expérience a été réalisée à l’Institut Max-Planck de Leipzig.
– Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Les Arènes, 2016, 460 pages, 22 €.
– Maria Montessori, Le Manuel pratique de la méthode Montessori, Desclée De Brouwer, 2016, 170 pages, 18,90 €.
© LA NEF n°293 Juin 2017