La Manif pour tous et plus encore les multiples initiatives qu’elle a suscitées sont le signe d’un renouveau du conservatisme unique dans son genre, seule la France ayant vu se lever une jeunesse formée et décomplexée pour s’opposer à la déconstruction de la famille.
Sans conteste il y a un renouveau du conservatisme en France. Ce phénomène est très récent. Quelques années peut-être. Il est apparu à l’occasion des Manif pour tous. Le succès considérable de ces manifestations était une surprise. Mais ce qui s’est passé après, encore plus. Dans les mois et les quelques années qui ont suivi, se sont créés un nombre incroyable d’associations et de groupements au sein de ce courant de pensée. Ces associations touchent tous les domaines possibles, en leur appliquant leurs principes. Comme si toute la vie sociale était à repenser. Et c’est le cas en effet. Le phénomène dont je parle est loin d’être clos. Nous sommes, en ce moment même, en pleine effervescence de re-création. On a l’impression que chaque jour apparaissent de nouveaux mouvements d’obédience conservatrice, concernant tous les domaines. Merci Taubira.
Ce réveil qui est pour nous, conservateurs, une divine surprise, ne laisse pas de poser des questions. D’où viennent tous ces gens, ou plutôt tous ces jeunes, car c’est la génération des 20-40 ans qui se lève ? On dirait un continent qui sort de l’eau, jusque-là ignoré. Il faut d’abord préciser ce que nous savons tous : le conservatisme est détesté et interdit de parole depuis cinquante ans, assimilé au vichysme et au fascisme. Qu’il ait été tout à fait silencieux ne signifie pas qu’il n’ait pas existé durant tout ce temps : il était simplement dissimulé. Dans les familles conservatrices on déployait en secret une contre-culture qu’il ne s’agissait pas d’exhiber à l’école. Pourtant, on sait bien qu’à force de ne pouvoir dire ce qu’on pense, on cesse peu ou prou de le penser. L’émergence de ce continent conservateur est donc un mystère. D’autant plus que la génération de 68 ayant refusé par principe de transmettre, on se demande comment elle a pu produire des enfants riches de substance. Les familles conservatrices, en général dotées de nombreux enfants, transmettaient en secret par la force des choses. C’est ainsi qu’elles constituaient dans le silence un formidable réservoir qui allait se montrer au grand jour à l’occasion de la loi sur le mariage. Nous avons devant les yeux une sorte d’immense coming out, suscité par un événement : des lois sociétales carrément monstrueuses. Merci Taubira.
Il faut mesurer la distance parcourue pendant ces cinquante dernières années, et le changement profond qui s’est accompli. Dans les années soixante, le mouvement conservateur existe bien, quoique minuscule et, évidemment, détesté par la presse et par l’opinion. Les journaux de droite sont beaucoup moins nombreux qu’aujourd’hui. Les intellectuels sont presque tous marxisants d’une manière ou de l’autre, à ce point que des universitaires comme Julien Freund sont ostracisés en permanence. La « philosophie française » de Derrida et Deleuze bat son plein. Une grande partie du clergé se prosterne devant le marxisme s’il ne l’adopte pas. Les conservateurs chrétiens forment des groupuscules comme les Silencieux de l’Eglise ou les réseaux Ichtus. Ces gens existent. Au congrès de Lausanne qui a lieu chaque année, organisé par ce qui deviendra Ichtus, plusieurs milliers de jeunes se pressent. Pourtant, ces mouvements très limités ne sont en aucun cas le « fer de lance » qui peut, comme les révolutionnaires de 1917, renverser une situation. Il y a parmi eux beaucoup de gens très pieux mais bien peu d’intellectuels. Ils sont extrêmement civilisés, mais trop souvent incultes. En bref, ces gens ont l’immense mérite d’avoir veillé la flamme vacillante à une époque de catacombes ; mais ils n’avaient en aucun cas les moyens de sortir du tunnel.
La situation que nous avons devant les yeux aujourd’hui est très différente. Les groupes de jeunes chrétiens conservateurs révélés au moment de la Manif pour tous, sont nombreux, mais pas seulement. Ils sont décomplexés, et osent dire frontalement ce qu’ils croient et pensent. Et ils ont le niveau de culture qui justement le leur permet. J’ai coutume de résumer la différence entre les deux époques d’un seul exemple signifiant : dans les années 60, les premiers à l’agrégation étaient des trotskystes, aujourd’hui les premiers à l’agrégation sont des Veilleurs. C’est là l’espoir. Quand on est mal aimé et qu’on veut être un fer de lance, il faut tenir le rang sur tous les plans, et la ferveur ne suffit pas.
Pourquoi les conservateurs sont-ils récusés et même détestés – car ils le sont encore aujourd’hui, même si leur existence s’affirme davantage de jour en jour ? Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le marxisme omniprésent et sous toutes ses formes a été le fossoyeur du conservatisme, qui, il faut le dire, a creusé aussi sa propre tombe en s’alliant tout au long du siècle avec les fascismes de toutes obédiences. Mais derrière le marxisme en perte de vitesse s’est développé un courant progressiste/technocratique, qu’on voit proliférer dans les institutions européennes, tout aussi hystérique contre les conservatismes de tout poil. Au fond, on peut dire que le conservatisme, qui se définit par la croyance que le progrès a des limites, se heurte au fil des décennies à un mouvement multiforme qui n’accepte pas l’idée même de limite. Le marxisme n’était que l’une des formes de ce mouvement, aujourd’hui concrétisé par l’individualisme de la « société liquide ».
RÉPONSE AUX DÉLIRES « SOCIÉTAUX »
Les mouvements émancipateurs sont allés tellement loin dans le franchissement des limites qu’ils ont fini par faire sortir de leurs gonds tout un monde de gens bien élevés, incapables de marcher dans les flaques et a priori persuadés que si la vie quotidienne est bien menée, la sagesse des nations a toujours le dernier mot. La sortie de l’ombre des conservateurs catholiques est la réponse à des délires « sociétaux » jamais vus auparavant. D’une part, c’est un signal envoyé à la société devenue païenne, que les catholiques existent encore ; et que même s’ils reconnaissent n’être plus en chrétienté, ils participent aux débats et le font savoir – le judéo-christianisme est la seule culture au monde qui refuse de tuer les nouveau-nés surnuméraires et les vieillards inutiles, parce que pour elle la dignité de la personne n’est pas décrétée par la société, elle est intrinsèque à la personne. D’autre part, c’est un signe de refus adressé au nihilisme contemporain – le judéo-christianisme comme toutes les autres cultures refuse de légitimer les courants adeptes de perversions anthropologiques, lesquels peuvent selon les siècles tantôt prôner l’inceste (Diogène le cynique), tantôt légitimer le « mariage » entre personnes du même sexe (Néron), tantôt tenir la cruauté gratuite pour un bien (Sade).
Quand on parle avec nos voisins européens ou québécois, on mesure à quel point cette réaction française est unique en son genre. Dans la plupart des pays de la zone, ces réformes païennes ou nihilistes se sont accompli sans bruit ni contradiction, comme une affaire absolument naturelle. Il faut croire que dans le pays de Robespierre et de Vincent Peillon, le fondement a résisté.
Chantal Delsol
© LA NEF n°293 Juin 2017