Léon Bloy, né en 1846, s’est éteint le 3 novembre 1917. Ce centenaire est l’occasion de revenir sur un grand écrivain catholique en allant au-delà de l’éternel polémiste qui rebute tant nos contemporains trop habitués à la pensée lisse du politiquement correct.
Imaginez un jardin public. Dans ce jardin, placez deux jeunes gens, tout aussi amoureux que ceux qui se bécotent sur un banc à côté, mais si épris d’Absolu qu’ils préféreraient se donner la mort ensemble plutôt que de vieillir sans connaître la Vérité. Ils ont étudié des philosophes, lu Baudelaire et Verlaine ; ils ont même rencontré Péguy, mais rien n’y a fait. Ils seraient prêts à vivre « une vie douloureuse, mais non une vie absurde ». Pour quelque temps encore, ils décident de faire « confiance à l’inconnu », de « faire crédit à l’existence ». Ensuite ce sera le suicide, s’il est « impossible de vivre selon la vérité ». Imaginez les mêmes jeunes gens trois ou quatre ans plus tard, rendus à la Vie par un livre qui leur révèle le catholicisme tout entier, à eux qui n’y voyaient qu’une arme des bourgeois pour asseoir leur pouvoir. Ils demandent à l’Église le baptême ; ils demandent à l’auteur du livre d’être leur parrain, parce qu’on passe de ses œuvres à sa vie « sans dénivellement ».
La découverte, par Jacques et Raïssa Maritain, de La Femme pauvre, le roman de leur futur parrain Léon Bloy, a tout d’une parabole pour notre temps : des jeunes gens pas encore entièrement anesthésiés par les gadgets technologiques ne pourront trouver la Source que grâce à des pèlerins de l’Absolu. « Pèlerin de l’Absolu », Bloy le fut de sa naissance en 1846, sous le signe des larmes de la Vierge de la Salette, jusqu’à sa mort en 1917, « au seuil de l’Apocalypse » : Apocalypse, en effet, cette suite de la Première Guerre mondiale qu’on appelle la Deuxième, qu’il avait pressentie et annoncée. En 1910, il écrit que l’antisémitisme est un crime qui rend inévitable un désastre. Parole d’un prophète : un homme dont le regard a assez d’acuité pour anticiper les conséquences inaperçues des fautes humaines ; un homme qui explore l’Histoire en quête de « la face de Dieu dans les ténèbres ». Les deux principaux pans de son œuvre sont là : des cris pour « faire descendre la Justice », une exégèse attentive de tout ce qui existe et arrive, pour déchiffrer le « symbolisme universel ».
Bloy, célèbre pour la flamboyance de son écriture, sut aussi tout dire sur ses contemporains – les nôtres – en deux phrases courtes : « Ils veulent être sans Dieu et ne pas souffrir. C’est une aussi simple bêtise que cela. » Une seule mission, donc, dès sa conversion en 1869, et plus encore à partir de son mariage avec Jeanne Molbech, dont on sait, désormais, le rôle décisif (1) : annoncer le Christ, avec « la fureur du Juste » (2). « À partir de ce moment, note le frère Augustin Laffay dans sa très belle préface des Essais et pamphlets, son tourment fut en ligne droite » (3).
DIEU, SON UNIQUE SOUCI
Annoncer le Christ, c’est redonner la Vie à ceux qui l’ont perdue ou jetée au dépotoir. Bloy est connu comme un pamphlétaire sans merci. Son œuvre immense contient aussi des romans, des nouvelles, des méditations historiques et théologiques, ainsi qu’un abondant Journal (4) et sa géniale Exégèse des lieux communs, qui révèle que toute parole, même la plus inepte, contient un reflet brouillé du Verbe. Son unique souci : détourner le monde de tout ce qui tente de tuer, en l’homme, la soif de Dieu. Maritain le rappelle : « C’est la charité de ce prétendu pamphlétaire, c’est son amour de Dieu et des âmes qui emporte tout. » Ses cris sont des mises en garde salutaires : « Que penseriez-vous de la charité d’un homme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l’empoisonneur ? Moi, je dis qu’à ce point de vue la charité consiste à vociférer et que le véritable amour doit être implacable. » Actualité de Bloy ? Qu’on fasse apprendre par cœur cette phrase au catéchisme : on cessera enfin d’appeler le relativisme « tolérance », la peur de déplaire « respect » et la soumission à l’opinion « ouverture d’esprit ». Peut-être alors recommencera-t-on à parler !
Parler, pour Bloy, c’est se laisser traverser par le Verbe fait chair, ce Pauvre divin qui versa son sang et que l’argent a remplacé depuis la tractation de Judas. Parler, pour annoncer le Christ qui traita les pharisiens de sépulcres blanchis et saint Pierre de Satan, ce qui ne l’empêcha pas de donner sa vie pour tous. Annoncer le Christ aux propriétaires qui prostituent leur fille, aux baronnes des prie-Dieu capitonnés qui ont fait de Paul Bourget un nouvel évangéliste plus fréquentable, aux protestants qui se détournent de la belle mamelle de l’Église pour sucer « la vieille tétasse de Luther » (sa participation tardive au cinquième centenaire), aux prêtres mondains et aux saucissonneurs du Vendredi Saint, comme aux lecteurs de Drumont, dont l’antisémitisme est un blasphème : « Au surplus, sachez que je mange, chaque matin, un Juif qui se nomme Jésus-Christ ».
Bref, annoncer le Christ à tous ceux qui continuent à le tuer tous les jours. En ce sens, Bloy fut un « confesseur de la foi », un chrétien qui publia sa foi au mépris du danger, comme le souligne A. Laffay. Sa préface envisage « la sainteté de Léon Bloy », avec des réserves – qualifiant ainsi malicieusement Bloy de « précurseur maladroit de l’œcuménisme » –, mais non sans arguments. L’essentiel, de toute façon, est que la voix de Bloy se fasse encore entendre.
LA PAUVRETÉ ET LA LITURGIE
En 1968, Maritain prononça une conférence d’hommage à son parrain et fit la liste des sujets sur lesquels il fallait plus que jamais l’écouter : de l’idéal moral dominant à la Douleur, du mystère des âmes au mystère du Christ Sauveur, des Livres saints à la Sainte Vierge, du peuple juif à « la misère de notre psychologie sexualiste et de notre civilisation aphrodisiaque », tout indiquait que Bloy était un maître de Vie intégral. Faute de place, ne gardons que deux points : la Pauvreté et la liturgie. Sur la Pauvreté, qui est autant configuration au Christ que défi à la part proprement démoniaque du système marchand, contentons-nous des paroles de la femme pauvre : « On n’entre pas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd’hui quand on est pauvre et crucifié. »
Quant à la liturgie, Maritain note : « Les paroles du saint Livre, écrit Léon Bloy, nourrissent l’âme et même l’intelligence à la manière de l’Eucharistie, sans qu’il soit nécessaire de les comprendre. » Et Maritain d’ajouter qu’il redoute les commentateurs qui croient de leur devoir de rendre tout compréhensible : « Dieu n’est pas compréhensible, et sa parole est essentiellement mystérieuse. Il faut laisser les mots rendre hommage à la transcendance divine en dépassant la mesure de nos clartés humaines. Or pour s’adresser au Dieu très saint c’est sa parole très sainte que la prière liturgique met sur nos lèvres. Et après tout, n’est-ce pas, c’est à Dieu qu’on parle dans la prière, même quand on prie en commun. »
Que le lecteur de La Nef lassé des curés-animateurs ne jubile pas trop vite. Si la lecture de Bloy réjouit souvent par sa démolition des inepties durables, elle ne laisse personne indemne sur son « pourceau intérieur ». Bloy lui-même n’ignorait pas le sien. On ne se guérit pas d’un poison avec des remèdes agréables et divertissants, mais avec des vomitifs qui agitent jusqu’aux entrailles. Avoir « épousé un mendiant en croix qui se nomme Jésus-Christ » a conduit Bloy, comme l’Église, à endurer « d’irrévélables tourments », jusqu’à ce qu’il franchisse « la porte des Humbles » il y a cent ans. « La vie selon la vérité » qu’avaient trouvée près de lui les deux jeunes gens qu’il avait arrachés à la mort, « une vie douloureuse, mais non une vie absurde », est parfois à ce prix.
Lire Bloy ou mourir, donc. Le faire lire à tous les assoiffés d’Absolu et même aux autres, en croyant dans l’Espérance que « la France n’est incurable que de Dieu ». Le lire sans oublier ses mots, à propos des chrétiens qui rêvaient d’une « Rénovation » faite de moyens humains, « de ligues, de congrès, d’élections » : « Tout est inutile maintenant, excepté l’acceptation du martyre. »
Henri Quantin
(1) Voir le livre de Natacha Galpérine, Jeanne et Léon Bloy, Une écriture à quatre mains, Cerf, 2017.
(2) Voir François Angelier, Léon Bloy ou la fureur du Juste, Points Sagesses, 2015. Excellente introduction.
(3) Voir Essais et pamphlets, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2017 : plus de 1500 pages de Bloy souvent épuisées, chaque œuvre étant précédée d’une précieuse introduction de Maxence Caron.
(4) Voir la magistrale édition de Pierre Glaudes, chez Bouquins, en deux tomes.
© LA NEF n°297 Novembre 2017