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les rapports Eglise-Etat

Les rapports entre l’Église et l’État ont donné lieu à une abondante littérature. Pour suivre au fil des siècles les positions de l’Église sur cette question complexe, le cardinal Charles Journet demeure un maître sûr.

«Rendez à César, ce qui est à César… » Depuis 2000 ans, ces paroles hantent la conscience et la pensée de l’Occident chrétien lorsqu’il s’interroge sur la nature des relations que le politique et le religieux doivent entretenir… Or, comme toutes les paroles de l’Écriture Sainte, lorsqu’elles sont détachées à la fois de la tradition interprétative qui les a vu naître et de l’intelligence de la foi élaborée au cours des siècles, elles tournent rapidement au slogan. Chacun y injecte des idéologies de contrebande, ou se retrouve victime inconsciente de celles-ci, ce qui est plus grave encore. Cette remarque pourrait être appliquée à de nombreux sujets brûlants d’aujourd’hui, mais ce n’est pas la question.
Revenons à César et à la « politique chrétienne ». Il n’est pas possible de reprendre le dossier biblique à zéro, contentons-nous de la fameuse citation. Selon le sentiment commun, Jésus, montrant à ses interlocuteurs une pièce de monnaie où était représenté l’empereur divinisé, aurait établi pour la première fois une distinction jusque-là inexistante entre le temporel et le spirituel. César d’un côté, Dieu de l’autre, étant bien compris dans la mentalité actuelle que le temporel avait enfin trouvé son autonomie, alors qu’il pâtissait jusque-là d’une injuste sujétion. Autrement dit, Jésus serait le père de la laïcité !
Il serait aisé de démontrer à quel point, historiquement, dans le monde traditionnel, la véritable sujétion n’était pas celle du temporel au spirituel, mais bien l’inverse. Il y a fort à parier, en réalité, que le premier sens de la parole du Christ ait été : « libérez le spirituel du joug du temporel. Cessez de faire de César un dieu, du prince un prêtre ; arrêtez de vous servir du levier des âmes pour gouverner la cité. » Jésus ajoutera plus tard : « Mon royaume n’est pas de ce monde », élargissant la perspective à la vocation eschatologique de la destinée humaine.
Ceci étant, comme le souligne un petit ouvrage du cardinal Journet (1), l’appel de Notre Seigneur, s’il est essentiel, n’apporte aucune indication concrète sur son mode de réalisation, d’autant que, jusqu’à la fin des temps, Cité de Dieu et cité des hommes resteront inextricablement liées. Leurs relations, quoi qu’on en pense, restent inévitables jusqu’au retour du Christ. En d’autres termes, les propos de Jésus ouvrent la voie, mais il appartient à l’Église d’établir les critères, théoriques et pratiques, de leur mise en œuvre concrète. Le cardinal Journet présente les principes d’interprétation que la théologie classique a dégagés, au cours des siècles, pour mettre en œuvre l’enseignement évangélique.
Un premier pas a été franchi lorsque l’accord de la tradition s’est fait sur l’idée que, entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle, dans l’économie du temps, il ne devait y avoir « ni confusion, ni séparation », mais « distinction et union par subordination de l’inférieur au supérieur » (Journet, p. 7). L’erreur antique conduisait à la confusion (César est dieu) et l’erreur moderne mène à la séparation (César se passe de Dieu), par spiritualisme ou par matérialisme. Mais cette délimitation plus précise ne suffit pas. Sur le terrain des applications pratiques, il reste encore de la marge d’ajustement. En ce monde, l’activité d’un baptisé membre de la communauté civile, sauf à tomber dans le séparatisme, ne peut pas faire fi de la foi. De plus, à quoi peut correspondre une subordination du temporel au spirituel qui ne soit pas du confusionnisme entre les deux cités ? Bref, il faut aller plus loin, pour essayer de rendre à chacun ce qui lui est dû, afin de trouver une juste doctrine des rapports entre l’Église et l’État, telle qu’elle aurait trouvé, selon Journet, son équilibre à la période médiévale.
Un deuxième principe, établi par saint Thomas, permet d’approfondir : « le droit divin qui vient de la grâce ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle » (2). Par conséquent, au même titre que la nature et la grâce, l’Église et la Cité sortent de la main de Dieu, « seront entre elles à la fois distinctes et ordonnées… voilà les deux principes prochains de la politique chrétienne » (id., 18). En d’autres termes, il existe une juste autonomie du temporel, mais la souveraineté temporelle n’est pas une souveraineté universelle, absolue. Elle ne peut prétendre au rang suprême.
À ce stade une précision de vocabulaire s’impose. On parle de temporel et de spirituel, mais de quoi s’agit-il ? Il faut appeler temporel « ce qui est ordonné, comme à sa fin immédiate et première, au bien commun matériel et moral de la cité terrestre, bien qui ressortit substantiellement à l’ordre naturel ». Une vertu surnaturelle pourra infuser l’action du chrétien dans les taches temporelles (je fais mon métier avec charité), il n’en demeure pas moins qu’il a pour devoir de procurer le bien commun temporel de la cité : assurer sa défense, organiser la justice ou régler le code de la route. On appellera spirituel « ce qui est ordonné, comme à sa fin immédiate et première, au bien commun surnaturel de l’Église » (id., 29), comme la proclamation de l’Évangile ou la célébration des sacrements.
À partir de là, on en déduit raisonnablement que, concrètement, l’Église possède une juridiction atteignant de soi les choses spirituelles, qu’elles le soient par nature ou par accident, par exemple le choix des évêques pour le premier cas, ou l’enseignement scolaire pour le second. Ce pouvoir lui appartient en propre et aucune autorité ne peut le lui ôter. En conséquence, l’activité intellectuelle ou morale du général qui prépare son plan de défense, du politique qui réfléchit à la manière d’assurer l’ordre de la cité, du citoyen qui donne volontairement l’impôt de l’or ou du sang, relèvent de l’ordre temporel sur lequel l’Église, par principe, selon le cardinal Journet, « ne possède aucune juridiction », même si, dans l’histoire, il s’est trouvé des cas contraires (p. ex. les princes-évêques médiévaux).
En d’autres termes, l’Église a une « juridiction » sur les choses spirituelles (par nature ou exceptionnellement dans certaines circonstances particulières). Sur les choses civiles, l’Église ne possède aucune juridiction. Pour les cas douteux, problématiques, il lui appartient en propre (autre liberté) d’apprécier une éventuelle connexion entre telle mesure civile et le bien spirituel des âmes et, éventuellement, d’intervenir si des matières régulièrement civiles, devenaient, de son point de vue, spirituelles. L’exemple classique est celui de la guerre. L’Église la dénonce comme un mal, la combat, toujours et partout. Ce n’est pas à elle d’en établir les conditions hic et nunc, mais elle peut encourager telle ou telle solution.
Ces conditions générales précisées, au cours de l’histoire, selon les lieux et les temps, l’Église s’est efforcée de dégager les principes d’interprétation de la parole divine et de les mettre en œuvre. L’idéal n’a, forcément, en ce monde, jamais été atteint et la modernité a bouleversé les fragiles équilibres mis en place ici ou là, en situation de chrétienté par exemple. Il semble évident que, jusqu’à la fin des temps, les formes du juste rapport entre l’autorité surnaturelle de l’Église et l’autorité naturelle de la cité auront à être remises sans cesse sur le chantier, pour préserver l’homme du césarisme, de la passion des hommes, tout en leur permettant de mener une vie qui rende possible leur chemin vers la patrie céleste. Pour ce faire, il semble que les principes dégagés par le cardinal Journet peuvent toujours être éclairants et féconds.
Pour conclure sur la forme, que l’on ne nous tienne pas rigueur de la brièveté et des raccourcis dans la présentation de la pensée du cardinal Journet. Que l’on nous fasse au moins le crédit d’avoir essayé de donner l’envie de lire son ouvrage (disponible sur le Net) et dont il faudrait souhaiter que les éditions Desclée de Brouwer le rééditent sans tarder. Sur le fond, le concile Vatican II et le magistère semblent, compte tenu de l’état du monde et du pluralisme religieux qui y règne volens nolens, avoir tourné la page de l’idéal de la chrétienté. Le cardinal Journet envisage d’ailleurs la question à plusieurs reprises. Ceci dit, ni les uns ni les autres ne considèrent à aucun moment que ce changement diminue en quoi que ce soit la nécessité de l’engagement du chrétien pour la cité et le bien commun, ainsi que la défense de la liberté de l’Église. Les principes directeurs dégagés par Charles Journet gardent toute leur pertinence d’analyse pour baliser la route.

Abbé Hervé Benoît

(1) Charles Journet, La juridiction de l’Église sur la cité, Desclée de Brouwer, 1931 – hélas aujourd’hui introuvable et qui servira de canevas à notre propos.
(2) Somme Théologique, II-II, 10, 10.

© LA NEF n°296 Octobre 2017