Le débat sur l’avenir de notre pays ne donnera de fruit que replacé dans la perspective ce que sera notre monde dans 20 ou 30 ans. Or tout converge pour nous montrer que nous vivrons de plus un plus dans un monde instable, hétérogène et non régulé. C’est ce que j’ai voulu explorer dans un livre paru l’an dernier (1). Ce monde nouveau, inquiétant et trouble, a sans doute encore devant lui le répit d’une génération, mais il entrera ensuite en territoire inconnu et la plupart des repères que nous avons en tête seront alors remis en cause : nos chers systèmes politiques, économiques et sociaux, nos hiérarchies de pouvoirs.
On verra d’abord nettement le déploiement des puissances nouvelles émergentes et la domination de l’Asie. Nous commençons à avoir cela à l’esprit, mais nous mesurons mal l’effet futur de cette nouveauté. Ces pays sont encore de poids limité, même la Chine, et ne seront vraiment des puissances que dans 30 ans ou plus. Et tous ne réussiront pas. Les gagnants affirmeront leur puissance ; les perdants seront instables et mécontents. Mais ces pays issus de cultures très différentes n’ont pas la pratique des équilibres qu’ont connus les nations européennes alors qu’ils se feront face, surtout en Asie. En outre, il n’y aura plus de puissance dominante qui fasse sa loi, même injuste, comme les États-Unis. La paix sera bien aléatoire.
Ce monde sera en outre menacé par des crises multiples, financières et écologiques, qui peuvent être violentes. On a vu la crise financière de 2008 : que dire de celles qui résulteront de notre accumulation délirante et régulière de dettes ? Ou des futures crises écologiques, sécheresse en premier lieu ?
Ce qui est enfin moins visible est que ce monde sera de moins en moins dominé par l’idéologie démocratique occidentale. On perçoit déjà la contestation islamique, mais à terme de plus en plus de pays auront les moyens et la volonté d’affirmer leur voie propre et sortiront de l’emprise mentale occidentale. La Chine, mais aussi la Russie, l’Inde, etc. s’en affranchissent lentement mais sûrement. Et dans les pays occidentaux la démocratie donne des signes croissants de fatigue et de fragilité. La culpabilisation et le relativisme postmoderne ne sont pas de bons ciments collectifs.
Dans un monde heurté, ce qui permet de survivre et de prospérer est la solidarité, et elle suppose une communauté. Solidarité matérielle bien sûr, mais aussi solidarité culturelle. Or la seule communauté politique vivante et viable à vue humaine reste la nation. Il ne s’agit pas d’un faire un absolu, ni de l’assigner à une identité balisée à l’avance, mais de la faire vivre comme communauté. Qui ne doit pas se fermer au monde, sauf à se suicider ; mais pas non plus jouer naïvement une ouverture indiscriminée. Car si elle se délite sous le poids des idéologies postmodernes, des mélanges migratoires, ou de l’égoïsme d’élites croyant se tirer d’affaire seules, la ruine sera inévitable ; et une des premières victimes sera la démocratie.
Cette communauté, l’Europe ne peut pas l’être. C’est un lieu de coopération entre pays, mais pas de solidarité première, car il n’y a pas de peuple européen. En outre l’Europe actuelle est faible et malade de sa culture collective. Traumatisée par les désastres des guerres mondiales, elle rêve de sortir de l’histoire, à la poursuite d’une utopie douçâtre, sans prise sur les réalités internationales. Or si le monde a besoin d’artisans de paix, ce n’est pas en rêvant qu’on y parvient. La France garde une conscience nationale forte, mais elle est inhibée par le rêve fédéral européen qui domine nos élites. Elle doit d’abord reprendre en main son destin. Non pour casser toute coopération européenne, mais pour cesser de l’inscrire dans l’union « toujours plus étroite » dont parlent les traités. Cela ne fera pas d’elle un des mastodontes qui hanteront la planète. Mais cela peut lui permettre de jouer son jeu lucidement, avec des moyens appréciables, au lieu de s’engluer dans une utopie stérile. Elle seule peut assurer à la très grande majorité de ses nationaux non seulement un horizon matériel, mais lui transmettre un formidable héritage, et la conscience d’un destin commun riche de sens.
Notre tâche est donc une forme de reconstruction. La léthargie postmoderne ne durera pas bien longtemps. Et le réveil dépendra de ce que nous aurons préparé dans l’intervalle.
Pierre de Lauzun
(1) Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé, Terra Mare, 2017.
© LA NEF n°299 Janvier 2018