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Élites et transhumanisme

Le transhumanisme est un thème auquel les élites s’intéressent de plus en plus, ce qui n’a rien de rassurant. Petit panorama.

Un nouveau programme intitulé « Postdigital » est apparu au sein de l’École Normale Supérieure depuis près de deux ans. Il est dirigé par Alexandre Cadain qui se donne comme objectif de mettre fin aux dystopies de l’intelligence artificielle (IA) pour la rendre coopérante avec l’être humain. Tenant un discours qui tranche avec les transhumanistes évangélistes d’outre-Atlantique, son langage modéré et subtil cherche à convaincre l’élite : « L’approche multidisciplinaire unique du programme vise à trouver de nouvelles façons de comprendre les réalités hybrides dans lesquelles nous vivons. Il cherche et construit des innovations philosophiques et théoriques abordant les manières contemporaines de vivre, de voir, de sentir et de penser. »

UN MONDE COMPOSITIONNEL ?
Les invités du programme ne sont pas tous du même avis : tenus à faire des conférences rue d’Ulm, certains des conférenciers montrent une position attentiste, comme l’économiste Daniel Cohen, d’autres gardent des opinions philosophiques beaucoup plus affirmées, comme Yann Le Cun, directeur du département Facebook France de recherche en IA, venu parler du futur de l’IA le 3 septembre 2016 : « Soit Dieu existe, soit le monde est compositionnel ». Il fait ici référence à une méthode d’analyse Big Data basée sur une sorte d’atomisme de l’information. Aux futures élites, on enseigne ici d’une manière très concrète, avec l’apport des sciences, des idéologies encore à construire et à traduire : le transhumanisme et le post-humanisme. Le transhumanisme en ce qu’il enseigne comment l’homme pourra être augmenté et vivre des centaines d’années, le post-humanisme en ce qu’il envisage son éternité au travers la transmutation de son esprit dans la machine. Dans les deux cas, nous sommes dans une quête de l’immortalité.
Il existe bien d’autres écoles de l’élite où l’on pourrait parler d’une fermentation de ces nouvelles idéologies. En 2015, la fondation Mines-Telecom de l’Institut Mines-Telecom publiait son cahier annuel sur « L’homme augmenté – Notre humanité en quête de sens ». Le 31 mars 2017, l’association Aristote proposait une journée de séminaire au sein de l’École polytechnique : « Médecine exponentielle, vie exponentielle, la médecine qui nous calcule est-elle libératrice ? »
Des célébrités popularisent ces idéologies et admettent que tôt ou tard, il faudra bien vivre avec les machines, accepter une augmentation de nos capacités grâce à elles : le roman La Formule de Dieu (HC Éditions, 2012) de José Rodrigues Dos Santos a été un gigantesque succès de librairie en même temps qu’une véritable apologie du post-humanisme. Luc Ferry a récemment écrit La Révolution transhumaniste (Plon, 2016) et Laurent Alexandre vient de publier La Guerre des intelligences (JC Lattès, 2017). Une brève histoire de l’avenir est le même titre des livres de Jacques Attali (Fayard, 2006) et de Yuval Noah Harari (Albin Michel, 2017), auquel il faut ajouter Homo Deus. Rappelons que Luc Ferry fut ministre de l’Éducation Nationale et Jacques Attali conseiller politique de François Mitterrand.

UN DISCOURS DE SÉDUCTION
Mais le propos est en demi-teinte. Luc Ferry ne dit certainement pas qu’il adhère au transhumanisme, mais il en retient toujours les bons aspects. Laurent Alexandre, sans encore se référer explicitement au transhumanisme, formule bien la certitude qu’il faudra augmenter les capacités intellectuelles de nos enfants dans un souci égalitaire, dès lors que les machines se seront accaparées toutes les tâches manuelles. Le programme « Postdigital » ne parle pas vraiment de transhumanisme. Alexandre Cadain veut justement se démarquer des tendances positivistes et utopiques et s’approcher d’une philosophie plus pragmatique. Pourtant, le choix de « Postdigital » n’a certainement pas été pris au hasard, car ce terme renvoie au quatrième âge du web, âge justement de la maturation de la révolution numérique après l’Intelligence artificielle, le big data et le disruptif. Avec le « Postdigital », nous rentrons dans une ère culturelle (voire artistique) d’assimilation du numérique comme partie intégrante de nos vies, au-delà de la simple spéculation sur des gadgets informatiques. Dans sa conférence, Yann Le Cun ne rentre pas d’emblée dans les propos théologiques qui hantent tout bon transhumaniste. Il part d’une réalité, des avancées technologiques exponentielles, puis il spécule.
La diffusion de ces nouvelles pensées au sein des élites doit-elle inquiéter ? Oui, dans le sens où l’approbation d’une doctrine par celles-ci est la première étape de sa normalisation. Néanmoins le programme « Postdigital » ne représente pas tout l’ENS, loin de là. François-Xavier Bellamy, agrégé de philosophie et ancien élève de l’École, dénonce les dangers d’un avenir techniciste qui s’impose à nous sans notre libre consentement (Figaro Vox, 16 septembre 2017). Chantal Delsol n’hésite pas à qualifier ces idéologies de totalitarismes issus des vieux matérialismes modernes : avec elles, « la personne ni l’individu n’existent : nous ne sommes que des agrégats d’atomes ou de gènes en relation – des composés d’algorithmes. Nous sommes de la chimie et de la biochimie. Tout le reste est littérature, sublimation, mythes » (Le Figaro, 15 octobre 2017). Le rapprochement entre les propos de Chantal Delsol et ceux de Yann Le Cun est immédiat.

UNE FILIATION UTOPIQUE AVEC LE SOCIALISME IDÉOLOGIQUE
Le discours transhumaniste et post-humaniste est toujours rattaché au progrès de la science. Ce qui lui donne une apparence de véracité. Pourtant il n’y a là rien de nouveau depuis que nous sommes entrés dans l’ère moderne. Parce que revêtus des dernières découvertes scientifiques, de tels discours semblent extrêmement jeunes. Mais ils ne font que recycler le vieux désir prométhéen.
Un lien historique doit être établi entre le transhumanisme et le socialisme utopique apparu au cœur de la première révolution industrielle. Les innovations techniques du temps ont permis de légitimer les extravagances théologiques de cette idéologie naissante. Le comte de Saint-Simon, auteur de L’Industrie et du Catéchisme des industriels, était un membre de l’élite, un technocrate avant l’heure qui spéculait sur le mécanicisme contemporain et l’industrialisation massive de la société française. Il a conclu son œuvre scientifique par un opuscule sur le Nouveau Christianisme pour qu’une religion de la raison, le « physicisme », se substitue au catholicisme. Ses disciples, Pierre Leroux et Auguste Comte, s’inscriront dans cette lignée. Le Code d’unité sociétaire et d’harmonie des passions appliquées à l’industrie de Charles Fourier contenait aussi cette prescience religieuse. L’idée que le Dieu de l’avenir serait l’homme augmenté ou le post-humain – ou bien le surhomme tout simplement – circule dans les idées modernes depuis l’invention de l’imprimerie (1). Le discours des transhumanistes s’inscrit dans la suite des idées modernes qui se nourrissent du progrès technologique pour justifier leur propre doctrine.
Ces idées sont en voie de légitimation et de popularisation. La technologie est devenue toute-puissante et le danger est de s’en servir au détriment de l’être humain : le transhumanisme a désormais les moyens de sa mise en œuvre. François-Xavier Bellamy s’en inquiète : « désormais, lorsque notre pouvoir technique se saisira de nos corps, ce sera pour nier ce qu’ils sont, et non pour les réparer. » Le transhumanisme croît en même temps que la nature nous trace les limites d’un progrès indéterminé. Ainsi, le contexte est différent de celui des révolutions industrielles liées à l’extension des idées socialistes et libérales : y a-t-il eu, depuis la chute du mur de Berlin, une révolution politique capable, comme la Révolution française, de faire éclore ces idées nouvelles ? Si nous assistons depuis le XVIe siècle à la perpétuation de l’utopie moderne d’un homme prométhéen, il n’est pas sûr, après l’écroulement des totalitarismes, qu’un projet de réenchantement de l’humanité dure longtemps. Mais cela n’enlève rien à son danger immédiat.

Pierre Mayrant

(1) Voir l’excellent ouvrage de Frédéric Rouvillois, L’invention du Progrès (1680-1730), CNRS Éditions, 1996.

© LA NEF n°299 Janvier 2018