Une récente tribune, publiée dans Le Monde, dénonce bruyamment le « puritanisme » dont ferait preuve une large partie des féministes actuelles. Accusant certaines militantes d’attiser la guerre des sexes et de priver les séducteurs du « droit d’importuner », ses signataires ont surtout relancé la guerre des féminismes. Or, pendant que les femmes se déchirent pour savoir jusqu’à quel point elles veulent bien être harcelées, c’est un puritanisme d’un tout autre genre qui gangrène le sexe « faible ». Si le tabou des violences sexuelles ordinaires est peu à peu levé, ce n’est que l’un des multiples corsets qui oppriment le corps féminin : dans les cabinets gynécologiques se construit une domination d’autant plus insidieuse qu’elle prend les couleurs de l’émancipation. S’il faut dénoncer avec force les attouchements, les remarques blessantes et les œillades humiliantes, qui souillent les jeux de séduction, il faut également lever l’omerta sur les palpations brutales, les paroles méprisantes et les regards chosifiants, qui abîment la relation de soin. Ces deux phénomènes quotidiens doivent être dénoncés comme des atteintes à la dignité humaine.
Dans mon livre (1), j’explique comment, au nom de la santé reproductive des femmes, notre époque ferme les yeux sur une brutalisation quotidienne de leur corps, qu’on gave de médicaments, d’hormones, d’implants, de patchs, pour mieux contrôler sa fécondité et la faire disparaître de la sphère publique. Depuis leur puberté jusqu’à leur ménopause, en passant par leur grossesse et leur contraception, les femmes remettent leur corps au pouvoir médical, apprennent à le considérer comme potentiellement malade, dangereux, sale et encombrant. Au nom de l’hygiène et de la prévention, elles acceptent d’être auscultées, implantées, analysées, et délèguent peu à peu la connaissance et la maîtrise de leur corps à l’expertise de gynécologues souvent indélicats.
Dès les premières règles, et pour tout rituel de passage à l’âge adulte, la jeune fille est conduite chez un docteur, allongée les fesses à l’air sur la table d’examen : exposition crue de son corps nubile, qu’aucun œil n’a encore désiré, palpation brutale de ses seins menus qu’aucune main n’a encore flattés, pénétration gantée de son sexe imberbe qui, souvent, n’a pas même été défloré. Comment s’étonner que les femmes peinent ensuite à défendre la dignité de leur corps ? Relégué dans le secret des cabinets médicaux, le vrai corps des femmes est l’objet d’un puritanisme d’un nouvel ordre : cachez ces glaires que je ne saurais voir ! Alors qu’elle ovule pour la première fois, on prescrit à l’adolescente des hormones de synthèse qui infligent à son corps une véritable castration chimique. Ignorante de son cycle et de sa fécondité, la jeune fille n’a pas le temps d’appréhender son nouveau corps de femme qu’elle est déjà placée sous contrôle médical. Désormais, son sexe ne lui appartient plus, mais dépend du laboratoire qui commercialise sa pilule et du docteur qui la prescrit.
Mon livre veut montrer que ce n’est que le début d’une longue dépossession, qui confie aux médecins la gestion du corps féminin pour mieux l’occulter de la sphère publique. La fécondité féminine cesse alors d’être un enjeu politique et devient un problème technique. Il est tellement plus facile de mettre toutes les adolescentes sous pilule, plutôt que d’imaginer une sexualité juvénile respectueuse du corps féminin. Tellement plus aisé de médicaliser la grossesse et l’accouchement, plutôt que d’allonger le congé maternité et d’accompagner humainement la naissance. Tellement plus commode de proposer des congélations d’ovocytes et des PMA aux working-girls quadragénaires, plutôt que de repenser le monde du travail à l’aune des réalités familiales. Toujours la femme est sommée de gommer ses spécificités et de faire taire son corps pour s’adapter au monde tel qu’il va. Ce faisant, elle paye son émancipation sexuelle d’une soumission sans précédent à la technique et au marché. Car sa fécondité est un terrain d’investissement pour les laboratoires pharmaceutiques : de la contraception à la reproduction artificielle, le corps féminin est un morceau juteux et un secteur d’avenir.
De toutes parts, la parole se libère. Des violences sexuelles aux violences gynécologiques, des viols collectifs aux humiliations quotidiennes, les femmes ne veulent plus subir en silence ce corps qui devrait au contraire être célébré. Comme beaucoup de femmes, j’ai vécu ces deux formes de violence ordinaire – le harcèlement professionnel et l’aliénation médicale –, je voudrais modestement témoigner qu’une autre voie est possible : un féminisme écologique, respectueux du corps féminin, favorisant une réelle autonomie conjugale, et une société plus humaine.
Marianne Durano
(1) Marianne Durano, normalienne et agrégée de philosophie, est professeur en lycée et collabore à la revue Limite. Elle vient de publier Mon corps ne vous appartient pas. Contre la dictature de la médecine sur les femmes, Albin Michel, 2018, 286 pages, 19 €.
© LA NEF n°300 Février 2018