1. Les mots thème, problème, naguère encore d’usage courant aussi bien que savant, ont aujourd’hui presque disparu du discours médiatique et par contamination des entretiens les plus ordinaires. Avez-vous un problème avec vos lacets de chaussure ? Non, désormais c’est une problématique, la problématique du lacet. Ainsi du thème : les vieux thèmes de l’amour, de la mort, de la nature … sont désormais promus au statut de problématiques. Proust aujourd’hui ne se permettrait plus de parler à Cocteau du thème d’une œuvre, Balzac n’oserait plus évoquer le thème de sa vie, Artaud ne décèlerait plus dans Œdipe-Roi le thème de l’inceste. Ou ils ne le feraient qu’en bravant les nouveaux us linguistiques. Le lecteur s’il s’en trouve pense-t-il que mon exemple du lacet défie par trop la vraisemblance ? Je lui jure que l’intrusion du substantif « problématique » là où à l’évidence « problème » irait de soi est, sur les ondes, un événement quotidien ; j’enrage de n’avoir pas capté à « Europe 1 », voilà une semaine, faute de mémoire ou d’un crayon sous la main un emploi de « problématique » aussi désopilant que celui, fictif, de mon lacet ; par la grâce du Ciel ce matin même un débat sur le grand Paris a fait surgir «les problématiques spécifiques de la région », un autre débat sur le premier tour des « primaires » à « gauche » (mon Dieu, quel jargon !) a questionné « les problématiques » de chacun des candidats.
2. Les écoliers de la galaxie Belkacem ne savent plus, dit-on, résoudre leurs « problèmes ». (Problèmatiques?). Ne dites pas cependant que l’Education Nationale est problématique (épithète) ; elle gère au mieux les problématiques (substantif) de l’enseignement, au pire selon les esprits chagrins. Fait-on encore du « thème » latin ? Du « thème » grec ? Dans cette acception le mot est malaisément recyclabe. Mais madame Belkacem, domestique du Coran, est la ministre qu’il nous fallait pour chasser de nos humanités le Grec et le Latin et avec ces langues mortes ce mot obsolète, le « thème ».
3. Qu’est-ce qu’une tique ? Un acarien qui a des propriétés comparables à celles du suffixe homonyme. La plus connue tient son nom du grec ixôdês : c’est la « gluante » ; cependant elle est pourvue d’un tégument chitinisé ; ectoparasite elle s’ancre sur une peau d’où il est si difficile de la détacher que l’on conseille pour ce faire des pinces brucelles. Elle est responsable de la maladie de Lyme, qui n’est pas incurable mais longue à guérir. La maladie linguistique de la tique, récemment apparue, fait des ravages. De même qu’il est conseillé pour éviter les piqûres nocives de la tique (acarien) d’éviter les promenades dans les prairies touffues ou les estives à bestiaux, il est conseillé pour éviter les tiques (suffixe) de s’aventurer dans la mangrove luxuriante des médias. Il est à noter (tout se tient) qu’un des philosophes les plus futés, les mieux branchés de la dernière génération, intéressé par les travaux du naturaliste Uexküll, ait éprouvé pour la tique (acarien) une vibrante passion : « admirez cette bête », écrit en effet Gilles Deleuze, « elle se définit par trois affects, c’est tout ce dont elle est capable en fonction des rapports dont elle est composée, un monde tripolaire et c’est tout ! /…/ Quelle puissance pourtant ! » Le monde tripolaire de la tique fascine un philosophe pour lequel la Trinité chrétienne, qui n’a pas de corps, relève de la fantasmagorie. Voilà deux décennies au moins qu’à la bibliothèque de l’Arsenal (Toulouse) je constatai un jour que la patristique avait été évincée des usuels par l’informatique: les Pères de l’Eglise, exeant, qu’ils aillent …au diable. Le traitement automatique des informations est la riposte décisive des Sciences de la communication au traitement théologique des influx spirituels de communion. Je reviendrai là-dessus. Notez encore que la tique (acarien) peut pondre des œufs par millions, notez aussi que sa piqûre produit une rougeur, une enflure. Il en va de même avec la tique (suffixe), c’est une étiquette qui se colle à toutes sortes de vocables, son infestation paraît, dans le vocabulaire, désormais galopante et irréversible. Gluante elle est (l’acarien), gluant aussi (le suffixe) – une fois que « tique » s’est fixé sur « problème » comment s’en débarrasser ? – et le tégument chitinisé qui couvre l’idiosome de la bête a son équivalent dans la particule, sorte de plaque scarifiée.
4. Il s’agit d’appareiller, non pas hélas au sens nautique (mon ami Patrick Marot m’adressait en guise de vœux cet admirable lâcher de ballon de Saint-John Perse : « Le vent se lève, hâte-toi, la voile bat le long du mât »), mais au sens médical : la –tique (suffixe) est une maladie à la fois et une prothèse, une prothèse qui rend malades (rubéfiés, gonflés, tiquetés) les mots sur lesquels on l’applique. Thématique, problématique sont des mots appareillés. On couvre, on revêt les mots d’autrefois – paysans, terriens, natifs, naïfs, lestés d’histoire et de terroir – d’une sorte de tégument, d’une matière dématérialisée comme peut l’être un affixe et ainsi on les appareille (troisième sens possible – rendre pareil – de ce verbe pluripotent), on les rend compatibles avec la langue internationale uniforme des artefacts, celle de l’informatique, de la cybernétique. Car les échanges planétaires gagnent beaucoup à la rénovation, à la mise aux normes des mots hérités de l’ancien régime ; étiquetés (tiquetés) ils forment avec ceux de l’esperanto anglo-américain (bug, hoax, smartphone, etc) une langue impollue, indemne de pathos, rigoureuse et congrue.
Amour par exemple, on ne le sait que trop, est un mot si vulnérable, exposé à tant de mélismes, de méprises, de lyrisme ! Amour est un ventre mou, il faut le barder d’une chitine. Plus d’amour, donc : une érotique. De même, plus de mort : une thanatique. Plus de commerce : une mercatique. Plus de corps : une somatique. Ainsi à la vieille question triviale – « comment ça va ? » – on substituerait, du moins dans les sphères doctorales ou médiatiques, quelque chose comme : « votre somatique, où en est-elle ? »
Dans l’idéal une nouvelle langue toute assumée par, astreinte à, tributaire de la cybernétique, l’informatique, la robotique ferait disparaître si elle ne peut les étiqueter les vieux mots infectés de sucs, de sèves, de sang d’une histoire locale, tribale, ancestrale, familiale. Ce serait une thanatique de la littérature ? Eh, qu’importe. Quand le réel sera devenu rationnel sans reste et que la langue aura été sans reste rationalisée – le philosophe de Iéna l’avait dit – la littérature, les arts n’auront plus qu’à s’effacer. Et la poésie ? Elle ne sera plus, au gré de la cuistrerie aux cent têtes, qu’une poétique ou une poïétique. Cet idéal cependant est-il près d’être atteint ? La chair, l’âme, le cœur, le sacré cœur résistent ; rires et larmes seront-ils jamais étiquetables ? La chitinisation du vocabulaire (drastique à mon avis contre la lèpre de la christianisation) (mais diastase à mon avis aussi de la crétinisation) ne sera-t-elle jamais que partielle ? « Thème » et « problème » ne constituent-ils pas à l’heure actuelle des cas exemplaires certes mais exceptionnels de prothèse totipotente ?
5. Eussé-je le dixième du talent d’un Philippe Muray qui constatant une épidémie épithétique du substantif « citoyen/citoyenne » consacre à peu près quatre pages à pointer et commenter des dizaines d’ occurrences comiques de l’adjectif ainsi devenu un condiment du brouet républicain et mis à toutes les sauces (1), j’aurais relevé et agacé de mon ail cent emplois ridicules des épithètes « thématique » ou « problématique » converties en substantifs. Je supplie mon lecteur de me faire confiance : il ne se passe pas un jour, quand je cède au vice d’ouvrir ma radio, où je ne surprenne jaillie d’une bouche inspirée « la problématique de… » ; je confesse que « la thématique » est plus rare. Je vous le disais en commençant, je le redis avec délectation : une émission sur le grand Paris évoque « les problématiques spécifiques de la région » ; une autre s’inquiète des « problématiques » de chacun des candidats de la « primaire » de « gauche ». Il est évident ici et là que « problèmes » (2) aurait aussi bien fait l’affaire. Je n’ai pas encore entendu mais je ne désespère pas d’entendre, il ne se peut que bientôt je n’entende, nécessairement j’entendrai sous peu, sur une de nos chaînes d’information stipendiées donc infectées, une éminence du marketing inaugurer son talk par la problématique de sa thématique à moins que ce ne soit la thématique de sa problématique. Je présage (me contredisant un tant soit peu) une nouvelle façon de penser/parler où les signifiants étiquetés, délestés de leur patine d’histoire et de leur charge émotive, fonctionneraient sans aucun rapport au réel sinon au réel informatique. La transhumance du Verbe, comme dit le poète René Char, serait convertie en verbosité préparatoire au transhumanisme. A la tique acarien on impute en médecine la maladie de Lyme, à la tique suffixe on serait redevable d’une cure radicale du lexique.
6. Trêve de plaisanterie. Je me remémore un dentiste contre lequel je n’ai aucune dent quoiqu’il se fît fort de molester les miennes mais que je cessai de consulter quand il me parut réfractaire au mot douleur auquel il substituait avec entêtement le mot algie. Molière a déjà tout dit sur la stupide infatuation de ces praticiens ou de ces péronnelles qui s’imaginent perchés, parce qu’ils jargonnent, sur la haute branche du savoir. La maladie de Lyme sous sa forme linguistique me semble toutefois plus grave que les affectations verbales d’un Diafoirus ou d’une Bélise parce que dans une période d’inculture démocratique comme la nôtre elle ne touche pas seulement des médecins ignares ou des précieuses ridicules. L’art misérable de dissimuler l’ilotisme épidémique sous des idiotismes pédants fait du suffixe tique un de ses atouts et même de ses atours. La prolifération des mots en tique est comparable à celle des armes nucléaires ou des pustules de psoriasis. Je serais curieux d’établir la statistique des universitaires épargnés à l’heure actuelle par l’épidémie, je soupçonne qu’elle fait des ravages chez les demi-savants et je crains qu’elle ne gagne les milieux populaires. Comment des gens qui disent « week-end », « portable », « coach », « poids lourd », « zoom », « caddie » comme ils disent « pain » ou «vin », des gens donc infectés par un vocabulaire de contrebande (le franglais) ou de pacotille (le frelaté) seraient-ils épargnés par l’avatar linguistique de la maladie de Lyme ?
7. Je me demandai naguère, dans un petit texte frondeur, si la rime Peillon/couillon était léonine. La rime léonine – c’est sa définition – présente au moins deux syllabes semblables, par exemple sultan/insultant. Peillon/couillon (quel dommage !) n’est pas une rime léonine ; Peillon/goupillon en est une (presque) et c’est fort bien fait car cette vieille fripouille jacobine exhale une haine recuite des gens d’Eglise. Les mots en –llon(s) sont assez nombreux. L’apprenti poète y est à l’aise. Carpillon, crampillon, goupillon … Il n’en va pas de même de certaines finales, désespérantes par leur rareté, et je ne résiste pas au plaisir de citer ici Paul Claudel ému par « ces Andromèdes de sous-préfecture qui ayant dans leur innocence donné le jour à un vers du genre de celui-ci : Le soleil s’est couché dans l’or et dans la pourpre ont vu leurs plus belles années se flétrir dans l’attente de l’oiseau miraculeux qui leur apportera la rime indispensable et impossible ! »(Ah ! gens de l’ingénierie, concepteurs de la linguisterie, de grâce fabriquez-nous des mots en –ourpre !). Ouvrez maintenant votre dictionnaire de rimes à tique. Il y en a six colonnes (3). L’Andromède de sous-préfecture a de quoi s’achalander à l’aise. Mais ceux qui ont souci de la beauté, de la santé de la langue déplorent la fabrique en série, le prêt-à-porter (à rimer) de cette sorte de terminaisons ; la langue en pâtit, et l’esprit. Or l’actuelle épidémie de tiques offre aux ilotes diplômés, aux béotiens de l’information et de l’informatique une possibilité ravageuse d’étiqueter le lexique. Problème, thème, souligné-je, tendent à disparaître du discours ordinaire ou universitaire ; problème et thème ne font pas une rime léonine ; problématique et thématique, oui …Mathématique, symptomatique, asthmatique, axiomatique … N’en jetez plus ! La propagation de ces tiques est certes une aubaine pour les couillons ou les Peillons en humeur de versifier mais elle est une vraie maladie de Lyme de notre langue et la poésie n’en sortira pas indemne. Aussi je confie aux poètes pour autant qu’il en reste, leur adjoignant les astrologues (« thématique astrale » ne passe pas) et les enfants qui font encore des « problèmes » ou les adolescents qui travaillent un « thème », je leur confie la sauvegarde du français tel que de Villon à Aragon il a resplendi dans le monde spirituel.
8. Déstockage (soldes).
8.1. Le stick est une canne très mince qu’on tient à la main pour se donner un maintien. Le –tique de thématique ou problématique est, dans la plupart des cas, un affixe qui trahit une affectation de compétence culturelle.
La punaise de sacristie est, de longue date, épinglée. Il faut épingler aussi la tique de cuistrerie.
8.2. Il est des tiques vénérables. Si la scolastique n’a pas toujours bonne réputation, la Scolastique, sœur jumelle de saint Benoît selon la légende, fondatrice de la branche féminine des Bénédictins selon l’histoire, est une grande âme ; à son école, dans des monastères dont ora et labora est la devise, la maladie linguistique de Lyme ne risque pas de se développer.
8.3. La critique est une fonction de l’intellect, un département de la littérature ; on lui doit beaucoup de textes lucides et pénétrants. Mais le dicton « la critique est aisée l’art est difficile » souligne avec justesse la différence de degré entre le critique, qui est comme le moustique de la mangrove intellectuelle, et le créateur qui est comme dans le théâtre banal de Baudelaire l’être « lumière, or et gaze ».
8.4. Le suffixe –tique se fixe quelquefois tel une papule érythémateuse sur un objet naturel ou culturel et l’infecte. Ainsi Flaubert se moque-t-il dans Madame Bovary du curé Bournisien auquel il décerne à mainte reprise le brevet peu honorable d’ «ecclésiastique ». L’ecclésiastique, serait-ce pas la tique de l’Eglise, corps du Christ ? Saint Paul, saint Pierre n’étaient pas des ecclésiastiques.
5, 6, 7… A ton gré, lecteur.
Jean Sarocchi
(1) Philippe Muray, Essais, aux Belles Lettres, p. 1612 sqq. Un fin régal !
(2) Le cas où ces gros mots méritent d’être utilisés est fixé précisément par le « Trésor de la langue française » : problématique = art, science de poser les problèmes ; ensemble des problèmes ; thématique = ensemble, système organisé de thèmes. Les femmes, qui se peignent mutuellement le visage (et qui jadis peignaient aussi les hommes) ne travaillent pas d’après un modèle, mais improvisent dans les limites d’une thématique traditionnelle complexe (C. Lévi-Strauss, Anthropol. struct., 1958). Il est patent qu’ici « thème » ne conviendrait pas.
Il est toujours possible d’inclure la psychologie des conduites dans une vaste problématique de l’organisation, de faire rentrer l’équilibre entre l’organisme et son environnement géographique dans un système total d’organisation (P. Ricœur, Philos. volonté, 1949, p.391). Même remarque : ici « problème » fausserait l’idée.
(3) Les mots en –tique sont presque au début du dictionnaire de rimes. A l’autre bout vous trouvez les mots en –tion : vingt-six colonnes.