© Pixabay

Pour les retraités, ça ne « ruisselle » pas du tout !

Le 15 mars, neuf organisations appellent à la mobilisation massive de l’opinion publique dans toute la France pour dire « non » à la hausse de la CSG. Une décision lourde de conséquences pour nombre de personnes âgées, qui voient le montant de leur pension grevé de plusieurs centaines d’euros.  Emmanuel Macron et son gouvernement invoquent un effort de solidarité intergénérationnelle, le choix que le « travail paie, que les jeunes puissent trouver un emploi, un moyen de garder toute la cordée accrochée à la montagne, plutôt que lui jeter des cailloux… » 

Cette manifestation nationale des retraités est l’opportunité de corriger un certain nombre d’imprécisions, inexactitudes, injustices, économiques et sémantiques, énoncées depuis six mois, y compris au plus haut niveau de l’Etat (1).

  1. Théorie du ruissellement 

« Je ne crois pas au ruissellement pour ma part… mais je crois à la cordée » (Emmanuel Macron). Le « ruissellement ? » D’où vient cette fameuse théorie, à laquelle le Président dit ne pas croire, alors que les actes de son gouvernement semblent indiquer le contraire ? Le mot ruissellement, traduction de trickle down renvoie à l’interview à la Revue Atlantic (décembre 1981) de David Stockman, alors directeur du budget sous Ronald Reagan (2). Stockman recommandait de concentrer les réductions d’impôts sur les plus gros contribuables ainsi que sur les entreprises, de manière à en laisser « ruisseler » les effets positifs attendus – davantage d’investissements, d’emplois, de consommation – sur les classes défavorisées. Stockman se posait ainsi en héritier de John Rawls. Dans son ouvrage de référence  A Theory of Justice, publié en 1971, le philosophe américain concédait qu’une hausse des inégalités pourrait être acceptable, pour peu qu’elle profite aux plus pauvres. Anticipant ainsi la métaphore du ruissellement provoqué par le versement d’une nouvelle bouteille d’eau dans un verre déjà plein !

Le hic, c’est que depuis Stockman, et à notre connaissance, aucun économiste libéral n’a formalisé ou modélisé cette théorie. Ses effets positifs restent d’ailleurs à prouver. C’est plutôt le contraire qui se produit, si l’on observe l’évolution de la répartition des richesses depuis 30 ans. Selon le Global Wealth Report du Credit Suisse Research Institute 2016, « les trois quarts de la population adulte mondiale occupent l’échelon inférieur de la pyramide des richesses. Les 3,5 milliards d’adultes dont la fortune est inférieure à 10 000 dollars représentent 2,4% de la richesse mondiale. En revanche, les 33 millions de millionnaires représentent moins de 1% de la population adulte, mais possèdent 46% de la fortune des ménages » (3).

La religion a-t-elle un avis sur ce « ruissellement » ? Au Vatican, dans sa première Lettre d’exhortation apostolique, Evangelii Gaudium, La Joie de L’Evangile, le 24 novembre 2013, le pape François se faisait l’apôtre des doutes de l’Eglise catholique : « en fait, on a vu que lorsqu’il était plein, le verre s’agrandissait comme par magie, et que rien n’en débordait  pour les pauvres, écrivait François, ajoutant que cette théorie exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique » (4).

A travers leurs encycliques, les papes successifs, dans leur style respectif, ont souligné l’urgence chrétienne de solidarité vis-à-vis des plus pauvres et des démunis. Cette nécessité est au centre du Magistère de la doctrine sociale de l’Eglise.

  1. Premier de cordée 

La métaphore alpine de notre jeune Président EM – pour En Marche – ne semble pas très heureuse. Doit-on rappeler que si le premier de cordée est généralement l’homme qui connait le mieux la montagne et ses dangers, celui dont l’expérience lui permet de protéger ses compagnons, en traçant autant que faire se peut un itinéraire sécurisé, il est loin de porter à lui seul le poids de la cordée ! Et s’il advient qu’il dévisse, il semble un peu rapide de faire le deuil de toute la cordée !

Admettons que certains de nos actifs, talentueux, puissent être nos premiers de cordée. Privilégier le travail, la réussite, plutôt que la rente, c’est ce qu’exprime avec d’autres mots la Ministre du Travail, Muriel Pénicaud : « On a le niveau de charges le plus élevé d’Europe. Oui on fait un choix, celui que le travail paie, que les jeunes puissent trouver un travail. D’une certaine façon, on demande une solidarité intergénérationnelle, c’est vrai » (5).

Certes, Monsieur le Président, Madame la Ministre du Travail, mais « en même temps » :

– les retraités, au cours de leur carrière n’ont-ils-pas été souvent des premiers de cordée ?

– la solidarité intergénérationnelle, les retraités ne s’y sont-ils pas déjà consacrés, toute leur vie, professionnelle et personnelle ?

Il apparaît bien que les pouvoirs publics, une fois de plus, choisissent la solution la plus facile, la plus injuste :

Facile, car les retraités constituent une population généralement « silencieuse ». Lorsqu’ils manifestent leur ras-le-bol, ils respectent les Institutions et monuments publics.

Injuste, car les retraités constituent une population hétérogène – 37 régimes de retraite ! La retraite moyenne des 16 millions de retraités – recensement 2015 – est de 1376 euros mensuels. Ce montant cache de très fortes disparités. Aux deux extrémités de la fourchette, se trouvent les agriculteurs et artisans (retraite voisine de 750 euros), en route vers la paupérisation, et les fonctionnaires civils d’Etat (2280 euros) (6).

Plutôt que de rendre effective au 1er janvier 2018 une hausse de 1,7 % de la CSG, avec incidence négative de plusieurs centaines d’euros par an pour nombre de retraités, il aurait été plus judicieux – et courageux – de mettre en une seule fois fin aux injustices. En couplant a minima cette hausse de la CSG avec une réduction immédiate de la taxe d’habitation. Mieux, en ayant attendu d’avoir enfin mené à bien cette « ambitieuse » réforme des retraites, toujours annoncée à grand renforts de trompette, jamais opérée. « Surtout ne pas battre en retraite(s) ! », écrit à juste titre Victor Poirier pour l’Institut Montaigne. Les enjeux financiers sont considérables : 300 milliards d’euros de pensions versées chaque année, soit 14 % du PIB, contre 8 % en moyenne dans l’OCDE (7). Lequel Institut Montaigne, dont Emmanuel Macron est proche – lire La Nef de novembre 2017, recommande d’unifier les 37 régimes de retraite en un seul, unifié, par points.

Pierre-Dominique Cochard

(1) Interview du Président Macron à TFI et LCI dimanche 15 Octobre 2017 :
https://www.tf1.fr/tf1/ elections/videos/grand- entretien-e-macron-15-octobre- 2017.html
Interview de Muriel Pénicaud, ministre du travail, au micro de Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV, lundi 12 février 2018 :
http://www.bfmtv.com/ mediaplayer/video/muriel- penicaud-face-a-jean-jacques- bourdin-en-direct-1034911.html
(2) https://www.theatlantic.com/ magazine/archive/1981/12/the- education-of-david-stockman/ 305760/?single_page=true
(3) https://www.credit-suisse.com/ corporate/fr/articles/news- and-expertise/the-global- wealth-pyramid-2016-201612. html
(4) http://w2.vatican.va/content/ francesco/fr/apost_ exhortations/documents/papa- francesco_esortazione-ap_ 20131124_evangelii-gaudium. html
(5) BFMTV, lundi 12 février 2018.
(6) Source DREES : http://drees.solidarites- sante.gouv.fr/etudes-et- statistiques
(7) http://www.institutmontaigne. org/blog/ne-pas-battre-en- retraites

A propos de Pierre-Dominique Cochard
Ex journaliste à Valeurs Actuelles et au Figaro-Magazine, a codirigé son entreprise familiale de produits aromatiques. Et exercé des responsabilités dans le marketing (horloger), la communication (bancaire), ainsi que des charges d’enseignement.

© LA NEF Mars 2018 (article exclusif internet)