La Nef – Qu’est-ce qu’un syndicaliste chrétien aujourd’hui ? Par quoi se démarque-t-il de ses confrères non chrétiens ?
Joseph Thouvenel – Un syndicaliste chrétien, c’est une espèce non-protégée avec la volonté de porter dans le monde du travail la doctrine sociale de l’Église. Ce qui va au-delà de l’affichage d’un sigle. C’est affirmer que l’être humain a une dimension spirituelle qui doit être prise en considération dans l’entreprise. Que l’Homme est un être sacré et non pas un « capital humain », abominable formule qui vous chosifie et fait de chacun une variable d’ajustement économique. C’est cette vision et ce qu’elle emporte comme conséquence qui doit nous démarquer, notamment par le rejet de la lutte des classes ou de l’égoïsme catégoriel.
Pourquoi un syndicaliste comme vous s’intéresse-t-il autant au « sociétal » qu’au social ?
L’engagement syndical est un engagement contre la marchandisation de l’humain. Cela demande de la cohérence. Peut-on s’engager contre la marchandisation des travailleurs et accepter l’achat et la vente d’enfants ? Que l’on m’explique à partir de quel âge un être humain ne peut plus être vendu et pourquoi. Les règles qui régissent la société et les comportements ne s’arrêtent pas à la porte de l’entreprise, il y a interdépendance entre toutes nos pratiques. Défendre le repos dominical comme un temps essentiel pour la vie familiale, personnelle, associative et spirituelle, c’est du social ou du sociétal ?
Quel lien voyez-vous entre l’abandon du souci social et de solidarité au nom de la concurrence et de l’efficacité, et les avancées sociétales de toutes sortes au nom de la liberté ?
Ce sont les excès de la concurrence qui sont condamnables. Albert de Mun, dès 1884, en parle : « L’homme, l’être vivant, avec son âme et son corps, a disparu devant le calcul du produit matériel. Les liens sociaux ont été rompus ; les devoirs réciproques ont été supprimés ; l’intérêt national lui-même a été subordonné à la chimère des intérêts cosmopolites, et c’est ainsi que la concurrence féconde, légitime, qui stimule, qui développe, qui est la nécessaire condition du succès, a été remplacée par une concurrence impitoyable, presque sauvage, qui jette fatalement tous ceux qu’elle entraîne dans cette extrémité qu’on appelle la lutte pour la vie. »
Dans ces deux domaines, quels vous semblent être aujourd’hui les principaux dangers, et peut-on les endiguer ?
z Sur le fond, les dérives actuelles ont les mêmes ressorts que celles d’hier. C’est sur le principe de la liberté, porté par un brave bourgeois, le citoyen Le Chapelier, qu’en 1791 furent mises à bas toutes les protections sociales existantes, précipitant les ouvriers et leur famille dans une misère effroyable. La musique jouée à l’époque, nous l’entendons aujourd’hui, interprétée par le grand orchestre du « laissons l’entreprise faire ses propres règles ». C’est la porte ouverte à la concurrence la plus dure au détriment de la protection des salariés, de leurs familles et des entreprises vertueuses. Pour éviter la dérive du tout État ou de l’hyper individualisme, la solution a pour nom : corps intermédiaires. À commencer par le premier lieu d’accueil, premier lieu d’éducation, premier lieu de partage, premier lieu d’amour, la famille.
Vous portez finalement un regard sévère sur notre société postmoderne : quels sont pour vous malgré tout, les signes d’espérance ?
Ils sont aussi nombreux que les hommes, chacun à ses talents, à nous de les faire prospérer comme autant de signes d’espérance. Il n’existe pas de sens de l’histoire, ce qui fait notre monde, c’est le courage, la lâcheté ou l’indifférence des femmes et des hommes. Je suis d’une génération qui est née et a grandi sous le martèlement idéologique de la victoire inéluctable du communisme. J’ai souvenir d’un article du Monde décrivant la chute inexorable d’un Occident décadent tombant dans l’escarcelle du communisme conquérant. Qui a gagné ? Notez que ce n’est pas l’action des capitalistes qui a fait chuter le bolchevisme. C’est la courageuse détermination d’hommes et de femmes. La rencontre de grandes figures intellectuelles comme Soljenitsyne ou Sakharov avec la volonté populaire, notamment incarnée par Solidarnosc et le soutien de saint Jean-Paul II qui ont permis de vaincre. Nous avons bien des ressources, la Manif pour tous l’a démontré, ses fruits n’ont pas fini de prospérer. Pour reprendre une de mes chroniques : n’oubliez jamais que quand tout semblait perdu, transperçant les ténèbres, a jailli, extraordinaire, magnifique, éternelle et lumineuse, la Résurrection.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
© LA NEF n°301 Mars 2018